Elle se concentra sur sa cible. Le combat était passé à l’arme blanche. Narcisse, dos au sol, tenait un cran d’arrêt. Il fourrageait le ventre de son agresseur qui tentait de le mordre au visage. L’homme en Hugo Boss se releva d’un coup. Les pans de son manteau flottaient. Il recula en titubant, plié en deux, alors que des voix amplifiées les sommaient de se rendre. Narcisse s’était redressé lui aussi, couteau en main.
Elle vit un policier en tenue le mettre en joue. Sans réfléchir, elle tira en l’air, en direction des flics. Elle se récolta une volée d’acier en retour. Elle plongea et se cramponna au trottoir. Les balles crépitèrent sur les carrosseries, crevèrent les façades du Monoprix, cinglèrent les bornes de Vélib qui se trouvaient là. Les bleus avaient identifié un autre ennemi et ne faisaient plus de quartier.
Elle releva la tête et vit la fin de l’affrontement. Une escouade de flics avait profité de la diversion pour se rapprocher de Narcisse. Ils le matraquaient à bras raccourcis. Elle voulut crier quelque chose. Aucun son ne sortit de sa bouche. À la place, un flux tiède jaillit de ses lèvres. Elle pensa à du sang. C’était de la salive. La tête lui tournait. Elle n’entendait plus rien. Il lui semblait que l’hémoglobine saturait son cerveau, jusque dans ses plus infimes vaisseaux.
Alertée par un pressentiment, elle se retourna. Des hommes casqués étaient sur elle. Elle voulut lever les bras, lâcher son arme, sortir sa carte de flic — tout ça à la fois. Avant qu’elle n’ait pu faire le moindre geste, une matraque s’écrasa sur son visage.
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— J’veux un sandwich ! Bande d’enculés ! J’connais mes droits !
L’homme frappa la vitre blindée avec le poing puis y alla à coups de pied. Anaïs l’aurait bien fait taire mais elle était occupée à éviter les filets de glaire qui serpentaient entre ses pieds. Un clochard venait de glisser du banc et était soulevé de convulsions. À chaque secousse, un jet de vomi se répandait sur le sol.
— Bandes de Nazis ! J’veux parler à mon avocat !
Anaïs se prit la tête à deux mains. Son mal de crâne ne fléchissait pas. Depuis plus de trois heures, elle était enfermée dans une cellule de cinq mètres sur cinq, au commissariat central de la rue Fabert, sur l’esplanade des Invalides.
On l’avait ranimée. On l’avait fouillée. On l’avait déshabillée. On l’avait photographiée. On avait pris ses empreintes. Puis on l’avait enfermée dans cette cage vitrée, en compagnie d’une Cour des miracles braillarde et agitée.
Anaïs connaissait la musique. Pour l’année 2010, le nombre des gardes à vue en France, avoisinait le million. On arrêtait les conducteurs sans permis, les couples qui s’engueulaient, les fumeurs de joints, les clodos, les voleurs de supermarchés… Elle ne pouvait pas se plaindre de faire partie du lot. Après tout, elle avait ouvert le feu sur ses propres collègues. Et on avait découvert des amphétamines dans sa poche.
Elle regarda ses doigts encore maculés d’encre. Bizarrement, elle se sentait calme, résignée. Le principal était acquis : Narcisse était arrêté et sauvé. On allait enfin comprendre la vérité. On allait identifier les deux salopards. On allait éclaircir chaque point de l’imbroglio. Peut-être même réussirait-on à attraper le tueur de clochards…
Elle le sentait : l’affaire touchait à sa fin.
Elle aussi touchait à sa fin.
— Salauds ! Espèces de bâtards ! J’veux voir le commissaire !
Anaïs souleva encore les pieds. Le clodo venait d’envoyer une nouvelle salve. L’odeur de mauvais vin tournait en tempête, associée à la puanteur de pisse et de crasse de la cage. Elle lança un regard distrait à ses compagnons de cellule. Hormis le gueulard et l’épave à terre, il y avait deux kaïras recroquevillés sur leur banc qui paraissaient épuisés. Un punk tressautait sur place, se grattant les bras à les écorcher. Un homme en costume avait l’air abasourdi — sans doute un conducteur sans permis. Deux baby-rockers, aux jeans soigneusement déchirés et tachés de couleurs — des tagueurs — ricanaient en faisant les marioles.
Elle était la seule femme.
D’ordinaire, on ne mélangeait pas les sexes dans l’aquarium mais ce principe n’avait peut-être plus cours à Paris. Ou bien on l’avait confondue avec un mec. Ou bien on l’avait fait exprès, pour lui foutre la pression. À aucun moment, elle n’avait résisté ni protesté. La procédure était en cours. Elle allait comparaître devant le juge. Elle s’expliquerait à ce moment-là…
Déclic de serrure. Tous les regards convergèrent vers le bruit — le seul qui puisse signifier quelque chose ici. Un bleu était accompagné d’un flic en civil. Anaïs cadra tout de suite le personnage : un amateur de gonflette, nourri aux stéroïdes, prompt à cogner et à dégainer.
L’OPJ s’avança vers elle :
— Viens avec moi.
Elle ne releva pas le tutoiement, ni le ton méprisant. Jean baggie, blouson de cuir, Glock bien apparent : le flic devait peser plus de cent kilos. Une aura de crainte s’était imposée dans la cellule.
Elle se leva et emboîta le pas au culturiste. Elle s’attendait à rejoindre le hall puis les bureaux des officiers mais le colosse prit à droite, dans un couloir étroit qui puait la poussière, puis à droite encore. L’odeur de poussière passa à celle de la merde.
Des hurlements. Des coups assourdis. Des portes en fer, avec des commutateurs et des chasses d’eau extérieurs. Les cellules de dégrisement. Le gars en uniforme joua de son trousseau. Une porte pivota. Quatre murs de ciment. Un ragoût de vomi, d’excréments. Des cafards galopants en guise de spectateurs.
— Assieds-toi.
Anaïs s’exécuta. La porte claqua de nouveau.
— On a vérifié. T’es bien flic.
— Ça vous gênerait de ne pas me tutoyer ?
— Ta gueule. Mais t’as oublié de nous préciser un truc.
— Quel truc ?
— T’es suspendue depuis ce matin. Sur ordre du Parquet de Bordeaux.
Anaïs sourit en émettant un râle d’épuisement :
— J’ai demandé un 32 13. Un envoi d’office à l’infirmerie. On m’a frappée, on…
— Ferme ta gueule. T’as ouvert le feu sur des flics, avec une arme que t’avais plus le droit d’utiliser.
— Je voulais éviter une bavure policière.
L’homme éclata de rire, les pouces glissés dans la ceinture. Elle baissa la tête, feignant l’humilité. Il fallait jouer la pièce dans le sens de l’auteur.
— La bavure, c’est toi.
— Je vais voir le juge ?
— C’est en cours. Mais t’es pas près de sortir de là. Ça, j’te le jure. Un Glock et des amphètes, ça fait pas bon ménage.
Le souleveur de fonte semblait se réjouir de la situation. Pour une raison inexpliquée, il avait envie de casser du flic.
— Durant l’opération, vous avez interpellé un homme. Où est-il ?
— Tu veux le dossier d’enquête ? Qu’on t’installe un bureau ?
— Il est blessé ? Vous l’avez interrogé ?
— T’as pas compris, ma grande. Ici, t’es plus rien. T’es même un peu en dessous des autres. Une Judas ou quelque chose de ce genre.
Elle ne répondit pas. Elle crevait de trouille face à ce monstre. Ses épaules et son torse tendaient sa chemise et son blouson, comme des érections de muscles. Son visage n’exprimait rien : il avait la gueule placide d’un herbivore.
— Deux hommes ont été abattus dans l’affrontement, reprit-elle avec obstination. Vous les avez identifiés ? Vous avez réquisitionné leur véhicule ? Un Q7 stationné devant l’hôtel Pont-Royal…