— Ce truc dans mon crâne, qu’est-ce que c’est ?
— Si vous ne le savez pas, ce n’est pas moi qui peux vous renseigner. J’ai consulté des collègues. Personne n’a jamais vu ça. J’ai passé quelques coups de fil. Il pourrait s’agir d’un implant. Un diffuseur d’hormones, comme les implants contraceptifs. Ou encore une de ces micropompes informatisées, en silicium, qu’on utilise dans certaines pathologies. Vous n’êtes pas épileptique ? diabétique ?
— Non.
— De toute façon, on attend les résultats de vos examens sanguins.
— Mais ce truc, je vais le garder ?
— On a prévu de vous opérer dans la matinée. En l’absence de dossier médical, on doit rester très prudent. Respecter les étapes de chaque analyse, chaque diagnostic.
L’idée d’un dossier administratif en appela une autre :
— Je vous ai donné un nom en arrivant ?
— Rien de très clair. Ce sont les flics qui ont rempli votre dossier d’admission.
— Mais j’ai dit quelque chose ?
— Vous déliriez. On a d’abord conclu à une forme d’amnésie liée aux coups que vous aviez reçus. Mais c’est plus compliqué que ça, non ?
Narcisse laissa retomber sa tête, sans quitter des yeux les images radiographiques. L’objet était placé à la naissance de la cloison nasale gauche, penchée vers le sinus gauche. Était-il un blessé de guerre ? le sujet d’une expérience ? Depuis quand abritait-il cet implant ? Une certitude. Ce corps étranger expliquait sa douleur lancinante au fond de l’œil gauche.
Le médecin tenait dans sa main gantée une seringue.
— C’est quoi ?
— Je vous l’ai dit : un calmant. Vous avez un sacré hématome derrière le crâne. Ça va vous soulager.
Narcisse ne répondit pas. Il essaya de se calmer et s’immobilisa. Il crut sentir le liquide couler dans ses veines. L’effet était à la fois brûlant et bienfaisant. Le toubib balança sa seringue dans la poubelle et se dirigea vers la porte.
— On va vous transférer dans une autre chambre tout à l’heure. Demain, il faut que vous soyez en forme. Vous allez avoir de la visite. Les OPJ chargés de l’enquête. L’avocat commis d’office. Le substitut du procureur… Après ça, vous verrez le juge qui vous a déjà placé sous contrôle judiciaire.
Narcisse fit cliqueter son bracelet de menottes contre la civière :
— Et ça ?
— Ce n’est pas de mon ressort. Voyez avec les flics. D’un point de vue médical, il n’y a aucune raison de vous signer une dispense. Désolé.
Narcisse leva le bras droit vers la porte :
— Je suis surveillé ?
— Deux plantons sont là, oui. (Il sourit une dernière fois.) Vous êtes très dangereux, paraît-il. Salut. Dormez bien.
La lumière s’éteignit. La porte se referma. Le déclic du verrou retentit. Malgré la piqûre, calme et bien-être s’étaient déjà envolés. Il se voyait accusé d’au moins deux meurtres — le Minotaure, Icare. Sans compter le troisième : l’émasculé du pont parisien, qu’on finirait par identifier d’après les dessins radiographiés. Était-il vraiment un assassin ? Pourquoi avait-il ce truc incrusté dans le nez ? Qui l’y avait placé ?
Il imaginait des experts diagnostiquer chez lui des déficiences mentales, une folie chronique. Des fugues psychiques, scandées par des meurtres mythologiques. Son cas ne poserait aucun problème. Direction UMD sans la moindre hésitation.
Il s’agita sur son brancard. Sentit le bracelet entraver son poignet. Son corps était perclus de courbatures. La seule sensation agréable était la douceur des plis de son pantalon…
Il tressaillit. Il portait toujours son pantalon. Pris d’un espoir absurde, il plongea sa main libre dans sa poche droite. Il se revoyait transférer la petite clé des menottes d’un froc à l’autre. Avec un peu de chance, elle avait échappé à la vigilance des flics.
Il ressortit sa main. Rien. En se contorsionnant, il effectua le même manège dans sa poche gauche, fourrageant à l’intérieur de chaque pli. La clé était là. Il la sortit d’une main tremblante, en se répétant que oui, l’objet était un porte-bonheur.
Ce genre de clés devait être standard. Il se redressa, la glissa dans la serrure du bracelet. En un seul clic, le mécanisme s’ouvrit. Narcisse s’assit sur la table d’examen et se massa le poignet dans les ténèbres.
Il riait dans le silence de la nuit.
93
Il ôta avec précaution la perfusion fichée dans son bras et bondit à terre. Le linoléum absorba ses pas. Ses pupilles se dilatèrent : il voyait mieux. Il se dirigea vers les casiers en fer, les ouvrit sans le moindre bruit. Sa veste, sa chemise et ses chaussures étaient là. Son fric avait disparu, ainsi que son Glock, son Eickhorn et le carnet où il notait jadis ses couleurs. Il ne fallait pas trop en demander.
Il s’habilla, toujours sans le moindre froissement.
Il colla son oreille à la porte. Le médecin parlait aux plantons.
— Avec ce que je lui ai donné, il va dormir jusqu’à demain matin.
Il devait faire vite avant de sombrer dans l’inconscience. Il traversa l’espace et essaya d’ouvrir la baie vitrée. Aucun problème. Le froid le gifla ainsi que cette certitude : tous les signaux étaient au vert pour une évasion. Il n’était plus question de s’abandonner aux mains des flics. De rendre les armes. De laisser les réponses aux autres…
Il jeta un dernier coup d’œil à la salle et aperçut, suspendue à la barre métallique du brancard, son graphique médical. Il revint sur ses pas et emporta la feuille fixée sur un support plastifié. Il avait déjà son idée.
La fiche sous le bras, il enjamba le châssis de la fenêtre, atterrit sur une corniche. Plan large sur la cour intérieure. La rumeur de Paris grondait comme un orage. La cathédrale Notre-Dame, plus vaste qu’une montagne, découpait ses blocs et ses pics sur le ciel sombre. Sa taille colossale, plus que le vide sous ses pieds, lui colla le vertige. Il se rattrapa in extremis au rebord et se concentra sur son environnement proche.
Il se trouvait au deuxième étage. Au premier, courait la galerie du cloître. S’il parvenait à descendre à ce niveau, il pourrait se glisser sous une des voûtes, trouver un escalier, disparaître. À vingt mètres à droite, une gaine d’écoulement descendait jusqu’au rez-de-chaussée. Il se déporta lentement, sentant ses pieds s’enfoncer dans le revêtement de zinc. Le froid le soutenait, crispant ses muscles, l’empêchant de s’endormir.
En quelques secondes, il atteignit la canalisation. En s’accrochant avec les mains au premier collier métallique, il trouva le second avec les pieds. Il s’arc-bouta puis permuta : le support des pieds devint celui des mains, ses talons trouvèrent le collier suivant. Et ainsi de suite. Il atteignit le balcon de pierre du premier étage et sauta à l’intérieur de la galerie.
Personne. Il longea le mur jusqu’à trouver une cage d’escalier. En bas, dans la cour, des patrouilles de flics devaient aller et venir. L’urgence : trouver un déguisement pour traverser la fosse aux lions.
Renonçant à descendre, il tourna à droite, trouva un couloir. Toujours désert. Des murs beiges. Du lino au sol. Des chambres en série. Il s’élança en quête d’une infirmerie, un vestiaire, un local technique. Il croisa plusieurs portes numérotées — 113, 114, 115… — puis une autre qui prévenait : INTERDIT AU PUBLIC.
Il tourna la poignée et se glissa à l’intérieur. À tâtons, il trouva un commutateur et jura. Il n’y avait ici que des draps, des housses, des couvertures, ainsi que des produits d’entretien disposés sur des rayonnages. Son regard parcourait les étagères quand la porte s’ouvrit dans son dos. Un cri de frayeur retentit. Narcisse se retourna. C’était une femme de ménage, d’origine africaine, armée de son chariot et de ses balais.