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— C’est vrai que tu es un peu retirée du monde, ces derniers temps.

— Quoi ?

— Ton chouchou nous a filé entre les pattes, cette nuit même.

— Je ne vous crois pas.

Le flic ouvrit un tiroir et lui tendit un télex de l’état-major. Le message d’alerte, adressé à tous les CIAT et autres postes de police de Paris, prévenait que Mathias Freire, appelé aussi Victor Janusz ou Narcisse, suspecté d’homicide volontaire, avait réussi à s’enfuir de l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu aux environs de 23 heures.

Elle manqua crier de joie. Puis, dans un déclic de culasse, l’angoisse revint aussitôt. C’était un retour complet à la case départ. Si les mercenaires n’étaient pas morts, ils partiraient à nouveau à ses trousses. Solinas se pencha au-dessus de son bureau. Sa voix descendit d’une octave.

— Où on doit chercher ?

— Aucune idée.

— Il a des contacts à Paris ? Une filière pour fuir ?

— Il ne cherche pas à fuir. Il cherche à remonter ses identités successives. Il ne les connaît pas. Et nous non plus.

— T’as rien d’autre à me dire ?

— Non.

— Sûr ?

— Certaine.

Il se recula et ouvrit la chemise cartonnée :

— Alors, j’ai quelque chose pour toi.

Il posa un nouveau feuillet devant elle, le disposant dans le sens de la lecture.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ton ordre de transfert, signé par le juge. T’es écrouée, ma belle, au Complexe pénitentiaire de Fleury-Mérogis. Effet immédiat.

— Qu… quoi ? Et… et votre parole ?

Solinas fit un signe rapide à travers le mur vitré qui donnait sur le couloir. Le temps qu’Anaïs réagisse, les menottes claquaient sur ses poignets, deux flics en uniforme la soulevaient de son siège.

— Personne n’est au-dessus des lois. Surtout pas une petite défoncée qui se prend pour une…

Le commandant n’acheva pas sa phrase. Anaïs venait de lui cracher au visage.

96

Il se réveilla avec une violente douleur entre les yeux.

Ou ce fut la douleur elle-même qui le réveilla.

Sensations. Son nez avait doublé de volume, occultant son champ de vision. Une poche de souffrance battait sous ses cartilages brisés, ne demandant qu’à crever en un hurlement. L’hémoglobine avait coagulé au fond de ses fosses nasales et de ses sinus maxillaires — il respirait avec difficulté. Ensuqué par son propre sang.

Au cœur de la nuit, il avait repris connaissance mais n’avait eu la force que d’éteindre la lumière et de s’écrouler, tout habillé, sur le lit. Sommeil noir.

Avec précaution, il se releva, s’y reprenant à plusieurs fois, avec des gestes mal assurés de convalescent. Il tituba jusqu’à la salle d’eau tout en réalisant qu’il faisait jour. Quelle heure était-il ? Il n’avait plus de montre. Il alluma le néon au-dessus du lavabo. Plutôt une bonne surprise. Son visage était tuméfié mais sans excès. L’arête du nez accusait plusieurs entailles croûtées de sang — les chocs du lavabo. Une blessure plus longue, plus profonde s’étirait sur le côté gauche — la faille par laquelle il avait pu accoucher de l’implant.

Par réflexe, il fouilla dans ses poches et le trouva. À l’idée que ce truc était greffé sous sa peau depuis des mois, il faillit défaillir une nouvelle fois. Il l’observa encore. Aucune faille, aucun relief. Si c’était une micro-pompe, il ne voyait pas comment elle agissait… Peut-être un matériau poreux qui laissait filtrer le produit ? Il replaça la pièce à conviction dans son pantalon.

Il fit couler de l’eau froide sur une serviette, la plaça sur son nez et retourna sur son lit. Ce simple mouvement provoqua une nouvelle vague de douleur. Il ferma les paupières et attendit. Les ondes de souffrance reculèrent, à la manière de plis disparaissant peu à peu à la surface d’un lac.

Malgré son état, sa résolution était intacte. Continuer le combat. Poursuivre l’enquête. Pas d’autre choix. Mais comment ? Sans un sou ? Sans allié ? Recherché par tous les flics de Paris ? Il balaya ces objections pour se concentrer sur ses nouvelles pistes.

D’abord rechercher les traces d’un meurtre par émasculation durant l’année 2009 à Paris, survenu sur les quais de la Seine. Aussitôt, il comprit qu’il n’avait aucun moyen, du fond de sa chambre, d’avancer dans cette direction. Il pensa ensuite à creuser du côté des mythes grecs comportant une castration. Il renonça aussi. Il lui aurait fallu trouver un cybercafé, une bibliothèque ou un Centre de documentation. Il s’imaginait déjà en bras de chemise — il ne pouvait pas récupérer sa veste — errer dans les rues de Paris…

L’évidence. Il était emmuré vivant dans cette pièce tapissée de moquette orange. Sans la moindre perspective…

Lentement, une autre idée lui vint.

Les murs de ses fugues étaient poreux. Ils laissaient filtrer des leitmotivs. Sa formation de psychiatre. Le souvenir d’Anne-Marie Straub. Son talent de peintre. Il avait tenté de remonter chaque filière. Il n’avait rien obtenu.

Restait pourtant la peinture. S’il avait été peintre dans une autre vie, il avait peut-être utilisé les mêmes produits, les mêmes techniques que Narcisse… Il revoyait les lignes serrées du petit carnet. La composition de ses pigments, les pourcentages de ses mélanges. Seul problème, il n’avait plus le document et il ne se souvenait plus de ces données…

Soudain, il se redressa. Corto lui avait expliqué que Narcisse, pour fabriquer ses couleurs, utilisait de l’huile de lin clarifiée — mais pas n’importe laquelle. Une huile industrielle qu’il commandait directement aux distributeurs. Des sociétés qui avaient plutôt l’habitude d’assurer des livraisons de plusieurs tonnes.

Il pouvait commencer par là. Les fournisseurs d’huile de lin de la capitale. S’il avait été peintre à Paris, il avait peut-être eu un contact privilégié avec un fournisseur de l’industrie chimique ou agro-alimentaire. On se souviendrait d’un peintre qui ne se faisait livrer que quelques bidons d’huile par an.

Sa chambre comportait un poste fixe. La ligne était connectée. Un réflexe le fit sourire. Il grimaça aussitôt de douleur. Ses muscles lui faisaient penser à des lambeaux organiques, déchirés et exposés au soleil. Son nez à un trou d’obus, crevant sa propre figure.

Il appela d’abord l’horloge parlante. 10 h 10 du matin. Puis il attaqua les renseignements téléphoniques. Sa nouvelle voix le surprit — nasale, caverneuse, étrangère. Il dut rappeler plusieurs fois le service pour obtenir, département par département, la liste des distributeurs d’huile de lin en Île-de-France.

La table de chevet comportait un bloc portant le sigle de l’hôtel, l’Excelsior, et un crayon. Il nota les noms, les villes, les numéros de téléphone. La région parisienne en comptait une douzaine. Les villes étaient disséminées autour de la ceinture parisienne : Ivry-sur-Seine, Bobigny, Trappes, Asnières, Fontenay-sous-Bois…

Premier coup de fil. Narcisse expliqua qu’il était peintre et qu’il souhaitait se fournir directement auprès d’un site industriel. Le directeur commercial de la société Prochimie le dissuada gentiment. Ils fournissaient les producteurs de mastic, de vernis, d’encre industrielle, de linoléum… Rien à voir avec les toiles et les pinceaux. Pour ça, il fallait contacter les spécialistes en Beaux-Arts : Old Holland, Sennelier, Talens, Lefranc-Bourgeois…

Narcisse remercia le gars et raccrocha. Il composa le numéro de CDC, à Bobigny, spécialiste en cires, vernis et résines. Même réponse. Kompra, distribuant métaux et plastiques. Idem… Les noms, les voix se succédaient. Chaque fois, il réussissait à parler au directeur commercial qui lui servait la même chanson. Il devait s’orienter vers ceux qui vendaient par litres, et non par tonnes.