Il en était à son septième appel, réalisant la vanité de sa démarche et voyant se rapprocher le gouffre des heures à venir, quand son nouvel interlocuteur, de la société RTEP, spécialiste en huiles naturelles, demanda :
— Arnaud, c’est toi ?
Narcisse réagit au quart de tour :
— C’est moi.
— Bon Dieu, mais où t’étais passé ?
Il manipula ses parois nasales dans l’espoir de retrouver sa voix d’origine. Tout ce qu’il obtint, c’est un cri de douleur qu’il réussit à étouffer.
— J’ai voyagé, fit-il sourdement.
— T’as une drôle de voix. J’ai failli pas te reconnaître.
— J’ai la crève.
— Ça marche toujours la peinture ?
— Toujours.
Narcisse baissa les yeux : sa main libre tremblait. Sa cervelle crépitait sur un gril. Miracle ou erreur ? L’homme s’adressait-il vraiment à un autre de ses personnages ?
— T’appelle pour une commande ?
— Exactement.
— Comme d’habitude ?
— Comme d’habitude.
— Attends. Je vérifie dans mes archives.
Les touches d’un ordinateur claquèrent.
— Tu sais que j’ai toujours ta petite toile dans mon bureau ? glissa-t-il pendant sa recherche. J’ai un succès d’enfer auprès de nos clients. Ils ne veulent pas croire que notre boîte contribue à ce genre de trucs !
Il éclata de rire. Narcisse ne répondit pas.
— On te livre où, toujours à la même adresse ?
— Laquelle tu as gardée ?
— 188, rue de la Roquette, 75011 ?
Il y avait un dieu pour les fugitifs.
— C’est ça, répondit-il, tout en notant les coordonnées. Pour la commande, je te rappelle. Je dois vérifier exactement mes stocks.
— Pas de problème, Picasso. Il faut qu’on se fasse une bouffe !
— Sans faute.
Il raccrocha, sidéré par la magnificence de l’instant. Il sentait la poussière de la moquette lui picoter le visage alors que son nez brisé lui faisait monter encore les larmes aux yeux. Mais la victoire était là. L’huile de lin clarifiée l’avait mené à un autre lui-même. Sans doute même le prédécesseur direct de Narcisse…
97
Le 188, Rue de La Roquette n’était pas l’adresse d’un immeuble mais d’un village d’anciennes usines rénovées en lofts d’artistes, bureaux de sociétés de production, ateliers de graphisme. Chaque bâtiment s’élevait sur deux étages et déployait ses verrières à lattes verticales avec une sorte d’orgueil lumineux. Les ruelles pavées se glissaient parmi ces blocs comme des ruisseaux de pierre, lustrés par le soleil.
Narcisse n’éprouvait aucune familiarité mais il ressentait la chaleur du site, le réconfort d’un monde à part, à la fois artisanal et familial.
— Nono ?
Il mit plusieurs secondes à saisir qu’on s’adressait à lui. Nono pour Arnaud… À vingt mètres, deux jeunes femmes fumaient sur le seuil d’un bâtiment. La pause cigarette.
— Comment ça va ? Ça fait longtemps qu’on t’a pas vu !
Narcisse s’efforça de sourire sans s’approcher. Il était en bras de chemise. Son nez tuméfié noircissait à vue d’œil. Les filles gloussèrent.
— Tu nous embrasses plus ?
— J’ai la crève.
— Où t’étais ?
— En voyage, fit-il en montant la voix. Des expos.
— T’as pas une super mine ! On t’a connu plus en forme !
Elles rirent encore, se poussant du coude. Il sentait chez ces jeunes femmes une excitation souterraine, une complicité moqueuse. Il se demanda s’il n’avait pas couché avec l’une ou l’autre. Ou avec les deux.
— Tu peux nous remercier. On a arrosé tes plantes !
— J’ai vu ça, dit-il pour donner le change. Merci !
Il s’enfonça dans la première ruelle qui s’ouvrait à lui, en espérant que c’était la bonne. Les filles ne firent aucune réflexion. Il était donc tombé juste. Cet accueil était inespéré. Il était bien Arnaud. Mais en admettant que ce personnage ait directement précédé Narcisse, cela faisait au moins cinq mois qu’il l’avait quitté…
Il ne s’attarda pas à ces considérations. Son cerveau était encore sous le coup d’une autre nouvelle. En marchant jusqu’à la rue de la Roquette, il s’était arrêté devant un kiosque et avait feuilleté les quotidiens, consultant la « une » et les pages des faits divers. Trop tôt pour qu’on évoque sa fuite de l’Hôtel-Dieu. On parlait seulement de la fusillade de la rue de Montalembert.
Mais d’autres titres le frappèrent.
Une catastrophe qu’il aurait dû prévoir, à mille kilomètres de là.
Les gendarmes de Carros avaient découvert la veille, aux environs de 9 heures, les cadavres de Jean-Pierre Corto et de deux infirmiers dans le bureau du psychiatre. Selon les premiers résultats de l’enquête, le médecin avait été longuement torturé.
— Vous l’achetez ou quoi ?
Narcisse n’avait pas répondu au kiosquier. Il avait pris la fuite. Il était le maudit. Il était Le Cri d’Edvard Munch. Comment avait-il pu penser que les tueurs se contenteraient de « passer » à la Villa Corto ? Le médecin avait été longuement torturé. Cette seule idée lui tordait l’estomac, lui crevait le cœur. La culpabilité lui remontait dans la gorge sous forme d’une bile acide. Partout où il passait, la destruction et la violence se déployaient. Il était un Blitzkrieg à échelle humaine.
Mais aussi, comme toujours, l’instinct de survie murmurait sous l’horreur. Pas une phrase n’évoquait la présence de Narcisse à la Villa Corto ces deux derniers jours. Il revoyait les artistes pensionnaires de l’institut : aucune chance que leur témoignage fasse avancer l’enquête. D’ailleurs, ce qu’il avait lu laissait entendre que les gendarmes s’orientaient vers une crise de folie intra-muros : on allait donc chercher le suspect parmi les peintres de la villa. Narcisse souhaitait bonne chance aux enquêteurs.
Il lisait à la sauvette les noms sur les boîtes aux lettres des ateliers. Pas l’ombre d’un « Arnaud ». L’artère s’achevait par une façade en verre, à moitié dissimulée par des bambous, des lauriers, des troènes. Les plantes de Nono ? Il plongea parmi les feuillages et trouva la boîte aux lettres. Une étiquette indiquait : ARNAUD CHAPLAIN.
Du courrier s’entassait dans la boîte. Il jeta un rapide coup d’œil à la liasse : les lettres étaient toutes adressées à Arnaud Chaplain. Des enveloppes administratives, des courriers bancaires, des publicités, des offres d’abonnements, des promotions envoyées par des sociétés de marketing. Rien de personnel.
Il souleva les pots de terre l’un après l’autre, en quête d’une clé cachée. Il n’était plus à un coup de chance près. Il ne trouva rien. À défaut de coup de chance, restait le coup de poing. Dissimulé derrière les bambous, il frappa avec violence la latte de verre la plus proche du châssis de la porte. Au troisième essai, la vitre claqua puis s’effondra à l’intérieur de l’atelier.