Narcisse passa son bras, ouvrit le verrou, actionna la poignée.
Il pénétra dans le loft, buta sur une nouvelle pile de courrier au sol, et referma la porte avec soin.
Des rideaux de tissu étaient tirés le long des vitres. Il était à l’abri de tous les regards. Il fit volte-face et respira avec émotion l’air chargé de poussière.
Il était chez lui.
98
C’était une grande pièce d’un seul tenant, couvrant plus de cent mètres carrés. Une structure en métal riveté soutenait une haute verrière. Le sol était en béton peint gris. À gauche et à droite, des structures maçonnées en briques cadraient l’espace. Celle de gauche supportait un timbre d’office en pierre et des plaques électriques, assorties d’un réfrigérateur et d’un lave-vaisselle. Celle de droite égrenait d’innombrables tubes de couleurs, palettes, produits chimiques, bacs aux teintes desséchées et aux croûtes pétrifiées, cadres, toiles roulées…
Un détail attira l’attention de Narcisse. Au fond du loft, sous une mezzanine, une table d’architecte inclinée s’appuyait sur une autre verrière, dont la vue était dissimulée par des bambous. Il s’approcha. Des dessins publicitaires, des « roughs » étaient encore visibles, au feutre ou au fusain. Certains étaient même encadrés et fixés au mur, au-dessus de la table.
Chaplain n’était donc pas peintre à plein temps. Il était aussi illustrateur et directeur artistique dans la pub. D’ailleurs, il n’y avait pas ici la moindre toile, la moindre esquisse qui aurait pu lui révéler quel genre de tableaux il peignait. Quant aux esquisses publicitaires, elles ne portaient ni logo, ni nom de marque. Impossible de deviner pour qui bossait Chaplain le « DA ». Une seule certitude : il travaillait à la maison — en free-lance.
Il revint au centre de la pièce. Des lampes new-yorkaises, coupoles en aluminium brossé, surplombaient l’espace. Des tapis aux motifs abstraits égayaient le sol. Des meubles de bois verni, sans ornement, tendaient leurs lignes épurées dans les coins. On était loin de Janusz le clodo ou de Narcisse le peintre fou. Avec quel fric Chaplain s’était-il payé tout ça ? Son boulot de publicitaire suffisait-il à honorer ces factures ? Vendait-il des toiles aussi chères que celles de Narcisse ?
D’autres questions, en rafales.
Combien de temps Narcisse avait-il été Chaplain ? Depuis quand louait-il ce loft ? Qui avait payé durant ses mois d’absence ? Il revint vers la porte où il avait posé le courrier accumulé. À travers les fenêtres des enveloppes, il devinait les envois administratifs, les demandes de cotisation, les lettres de rappel, les récapitulatifs de factures. Compagnies d’assurances. Banque. Abonnements téléphoniques… Avant d’ouvrir ces plis, il se décida pour un tour du propriétaire.
Il commença par la cuisine. Un comptoir de bois peint, des rangements chromés, des robots dernier cri. Tout était impeccable, quoique voilé de poussière. Chaplain était du genre maniaque. Avait-il une femme de ménage ? Avait-elle les clés du loft ? Il était sûr que non. Il ouvrit le réfrigérateur et découvrit des restes de nourriture, largement pourris, malgré l’effet du froid. Comme tout voyageur sans bagage, il était parti sans savoir qu’il ne reviendrait pas.
Il fouilla le tiroir du congélateur. Dans des sacs craquants de cristaux, des dimsums, des haricots verts, des pommes de terre sautées… La simple vue de ces aliments pétrifiés fit gargouiller son estomac. Il sortit les dimsums de leur conditionnement, les fourra directement dans le micro-ondes. Par réflexe, il ouvrit d’autres placards, trouva de la sauce soja, de la sauce Chili. En quelques minutes, il avait dévoré toutes les bouchées vapeur, tournées et retournées dans les sauces versées dans des tasses à café.
Une fois repu, sa première envie fut de vomir — il avait mangé trop vite. Il se retint. Il avait besoin de forces, d’énergie : la partie continuait. Il plaça l’assiette vide et les tasses dans l’évier de terre. Il reprenait les vieux mécanismes du célibataire.
Il contourna la cuisine et attrapa l’escalier en fer. La rampe était constituée par des câbles d’acier qui rappelaient des filières de voilier — à moins que cela ne soit vraiment des filières récupérées.
La passion pour la voile se confirma au premier étage. Des photos noir et blanc de voiliers anciens étaient suspendues aux murs. Des maquettes, avec coques de bois verni, ponctuaient le bord de la mezzanine. Pour le reste, un grand lit avec des draps noirs et une couette orange faisaient face à un écran géant. À droite, des portes de bois brun, cérusé, abritaient des rangements.
Narcisse les inspecta. Chemises de lin. Jeans et pantalons de toile. Costumes de marque… Les chaussures étaient au diapason. Boots Weston, mocassins Prada, « loafer » Tod’s… Chaplain était un dandy moderne, à l’élégance ostentatoire.
Il passa dans la salle de bains, située derrière une paroi de verre feuilleté. Les murs, tapissés de zinc sombre, donnaient l’impression de pénétrer dans une citerne, pure et fraîche. Au-dessus du double lavabo des mitigeurs « chutes d’eau » remplaçaient les robinets traditionnels. À chaque pas, Narcisse se posait la même question : d’où provenait le fric qui avait payé tout ça ?
Il se décida pour une douche presque froide. Dix minutes sous les rais crépitants le lavèrent du sang, de la violence, de la peur des dernières vingt-quatre heures. Il sortit de là avec un étrange sentiment de force et d’innocence retrouvées. Il chercha parmi les produits de soin de quoi désinfecter ses plaies. Il ne trouva que du parfum, Eau d’Orange Verte d’Hermès. Il en aspergea ses plaies, fixa sur son nez plusieurs pansements puis se choisit une tenue casual à la Chaplain. Pantalon de jogging Calvin Klein, tee-shirt et veste de molleton à capuche Emporio Armani.
Il commençait à savourer l’environnement familier de l’artiste quand il aperçut, au pied du lit, le répondeur d’une ligne fixe. Il s’assit sur la couette et observa la machine. La mémoire était saturée. Chaplain avait donc des amis qui s’étaient inquiétés de son absence. Il appuya sur la touche lecture, sans se soucier de laisser ses empreintes — elles étaient partout, et depuis longtemps.
Il s’attendait à des appels inquiets, des voix angoissées. Il eut droit à un gloussement de jeune femme :
— Bah Nono, qu’est-ce que tu fous ? Tu boudes ou quoi ? C’est Audrey qui m’a donné ton fixe. Rappelle-moi !
Le rire, la voix lui rappelèrent les minauderies des deux fumeuses du premier atelier. Narcisse regarda l’écran. L’appel datait du 22 septembre. Le deuxième appel était un miaulement, ou presque. Il datait du 19 septembre.
— T’es pas là, bébé ? chuchota une voix de satin. C’est Charlene. On n’a pas fini, tous les deux…
Le troisième message était du même tissu, daté du 13 septembre :
— Nono ? J’suis avec une copine, là, on s’demandait si on pouvait passer te voir… Rappelle-nous !
Éclats de rire. Baisers claquants. Les messages continuaient ainsi à rebours, toujours sur le même registre. Pas une seule fois, une voix d’homme ne retentit. Pas une seule fois, un appel ordinaire, c’est-à-dire neutre ou calme, encore moins inquiet.
Il considéra encore le décor qui l’entourait. Les voiliers. Les fringues de marque. La couette orange, les draps noirs. La salle de bains design. Il révisa son jugement. Il n’était pas dans un atelier d’artiste mais dans un piège à filles. Il n’était pas chez un peintre solitaire, torturé, à la Narcisse. Nono était un séducteur, un chasseur. Il semblait avoir réussi, par une combine quelconque, à gagner beaucoup d’argent. Il passait le reste de sa vie à le dépenser avec des partenaires consentantes. On était loin de l’homme en quête de son passé.