Выбрать главу

Anaïs surligna le paragraphe sur la photocopie qu’elle venait de faire. Elle avait trouvé un dictionnaire de mythologie grecque dans la bibliothèque de la taule, entre les romans à l’eau de rose et les bouquins de droit. Elle s’était installée dans la salle de lecture, quasiment déserte. Le lieu était tranquille, mieux chauffé que sa cellule. Il y avait même vue sur cour. Une pelouse pelée où déambulaient des corbeaux gras et luisants, qui se disputaient les déchets tombés des lucarnes des cellules.

Elle relut le passage. Elle était certaine d’avoir trouvé la scène mythologique qui avait inspiré le meurtre d’Hugues Fernet. Elle avait repéré d’autres exemples d’émasculation dans la mythologie hellénistique. Mais le rituel du pont d’Iéna collait avec le crime d’Ouranos. Des éléments précis de la légende avaient été respectés. Cronos avait utilisé une faucille de pierre. L’assassin du dessin s’était servi d’une hache de silex. Le dieu avait jeté les organes génitaux dans la mer. Le meurtrier avait balancé son sinistre trophée dans la Seine — substitut parisien de l’élément maritime.

Pour l’instant, Anaïs ne voyait qu’un seul point commun entre les trois mythes. Chaque légende faisait référence à la relation père-fils et plus particulièrement à un fils qui posait problème. Le Minotaure avait été emprisonné par Minos parce qu’il était monstrueux. Icare était mort à cause de sa maladresse, s’élevant trop près du Soleil. Cronos était un parricide : il avait mutilé et tué son propre père afin de prendre le pouvoir sur l’univers.

Cela offrait-il un élément de vérité sur le tueur ? L’assassin de l’Olympe était-il un mauvais fils ? Ou au contraire un père en colère ? Elle leva les yeux. Des chats errants s’étaient joints au festin des corbeaux. Au-delà, le ciel était quadrillé par des câbles de sécurité anti-hélicoptère et des barbelés aux lames acérées.

Anaïs replongea dans sa lecture. Avec ces dieux fondateurs, on entrait dans un autre univers, qui n’avait rien à voir avec les Olympiens. Ici, c’était la génération antérieure. Primitive. Brutale. Aveugle. Des divinités incontrôlables, monstrueuses, qui représentaient les forces primaires de la nature. Des Géants. Des Cyclopes. Des êtres tentaculaires…

À ce sujet, un autre aspect du meurtre coïncidait avec ces temps primitifs. La taille de la victime. Hugues Fernet appartenait, symboliquement, au monde des Géants, des Titans, des monstres… Anaïs était certaine que le meurtrier l’avait choisi pour cette raison. Son sacrifice devait être démesuré, hors norme. On était dans l’ère des dieux originels. Le temps du chaos et de la confusion. Ce meurtre avait d’ailleurs précédé les autres, comme les Titans avaient précédé les Olympiens.

Elle se leva et chercha parmi les étagères des ouvrages sur les « arts premiers ». Les livres étaient ici usés, fatigués, maculés. On sentait qu’ils avaient été utilisés comme des armes de fortune, pour lutter contre l’ennui, l’oisiveté, le désespoir.

Elle dénicha une anthologie de masques ethniques. Debout entre les rayonnages, elle feuilleta le bouquin. D’après ces photos, le masque du tueur ressemblait plutôt à ceux de l’art africain ou de l’art eskimo. Ce détail avait son importance. L’assassin de l’Olympe n’était pas en représentation. Quand il tuait, il était au cœur de l’espace-temps des dieux, des esprits, des croyances ancestrales. À ses yeux, tout cela était réel.

Une gardienne arriva. L’heure du déjeuner. À l’idée de descendre parmi les autres, elle ressentit un pincement douloureux. Depuis la veille, elle se sentait menacée. Un flic n’est jamais le bienvenu dans le monde carcéral, mais Anaïs avait peur d’autre chose. Un danger à la fois plus précis et plus vague. Un danger mortel.

Elle déposa ses livres dans un chariot et emboîta le pas à la matonne. Elle pensait à Mêtis. Groupe puissant, invisible, omniscient, qui servait l’ordre en violant la loi. Le ver et le fruit se sont associés. Ces hommes étaient-ils assez puissants pour agir au sein d’une maison d’arrêt ? Pour l’éliminer afin de la réduire au silence ?

Mais que savait-elle au juste ?

En quoi présentait-elle un danger ?

103

Internet, encore une fois.

Il commença par son numéro officiel. Il n’eut qu’à taper les chiffres de son abonnement pour voir apparaître la liste détaillée de ses appels. Les dernières semaines, il en avait reçu beaucoup plus qu’il n’en avait passé. Il attrapa son portable, se mit en numéro protégé et composa au hasard quelques coordonnées. Des messageries. Quand on lui répondait, il raccrochait. Dans tous les cas, des voix de femmes. Cet abonnement était bien celui de Nono le séducteur.

Il passa à l’autre — l’occulte. Grâce aux chiffres du contrat, il n’eut aucun mal à obtenir le détail de ses échanges. Chaplain utilisait peu ce mobile. En quatre mois, il n’avait contacté que quelques numéros protégés. En revanche, il avait reçu beaucoup d’appels, qui continuaient après août, en diminuant, jusqu’en décembre.

Il saisit son mobile et composa des chiffres.

— Allô ?

Une voix forte, agressive, au bout de deux sonneries. Cette fois, il devait parler pour en savoir plus.

— C’est Chaplain.

— Qui ?

— Nono.

— Nono ? Enculé ! Où t’es, fils de pute ? Kuckin sin !

L’accent lui paraissait slave. Il raccrocha sans répondre. Un autre numéro. Il avait encore dans l’oreille le souffle de haine de la voix.

— Allô ?

— C’est Nono.

— Tu manques pas d’air, bâtard.

Encore une voix grave. Encore un accent. L’origine paraissait cette fois africaine, mêlée à la traînaille des cités.

— J’ai pas pu te prévenir, improvisa-t-il. J’ai dû… m’absenter.

— Avec mon fric ? Tu te fous d’ma gueule ?

— Je… je te rendrai tout.

L’autre éclata de rire :

— Avec les intérêts, cousin. Tu peux compter là-d’ssus. On va d’abord te couper les couilles et…

Chaplain raccrocha. Son profil de dealer se précisait. Un dealer qui était parti avec la caisse. Pris de frénésie, il fit d’autres tentatives. Il n’échangeait jamais plus de quelques mots. Le combiné le brûlait. Sa voix même lui semblait livrer des indices permettant de le localiser… Tous les accents y passèrent. Asiatique, maghrébin, africain, slave… Parfois, on lui parlait carrément d’autres langues. Il ne les comprenait pas mais le ton était explicite.

Nono devait du fric à tous les étrangers de Paris. Comme s’il n’avait pas assez d’ennemis, il venait de s’en découvrir une nouvelle légion.

Son portable n’avait plus de batterie.

Il ne lui restait qu’un contact à essayer.

Il décida d’utiliser sa ligne fixe. Le numéro aussi était protégé. Il attrapa son ordinateur portable et s’installa sur le lit. Il saisit le combiné et composa les derniers chiffres de la liste.

L’accent était serbe, ou quelque chose de ce genre, mais la voix plus calme. Chaplain se présenta. L’homme rit en douceur.

— Yussef, il était sûr que tu referais surface.

— Yussef ?