2003.
Elle acheva sa maîtrise de droit. Elle se mit aux sports de combat, krav-maga et kickboxing. Elle s’initia au tir sportif. Elle voulait désormais être flic. Se consacrer à la vérité. Laver ces années de mensonge qui avaient souillé sa vie, son âme, son sang, depuis sa naissance.
2004.
ENSOP (École Nationale Supérieure des Officiers de Police), Cannes-Écluse. Dix-huit mois de formation. Procédures. Méthodes d’investigation. Connaissances sociales… Major de sa promotion, Anaïs put choisir en priorité son affectation. Elle se décida pour un CIAT standard, à Orléans, histoire de tâter du trottoir. Puis elle demanda Bordeaux. La ville où le scandale avait éclaté. Où son nom avait été traîné dans la fange. Personne ne comprit ce choix.
C’était pourtant simple.
Elle voulait leur montrer qu’elle ne les craignait pas.
Et lui montrer, à lui, qu’elle était désormais du côté de la justice et de la vérité.
Physiquement, Anaïs n’était plus la même. Elle s’était coupé les cheveux. Elle ne portait plus que des jeans, des pantalons de treillis, des blousons de cuir et des Rangers. Son corps était celui d’une athlète, de petit gabarit, mais musclé et rapide. Sa façon de parler, ses mots, son ton, s’étaient durcis. Pourtant, malgré ses efforts, elle demeurait une jeune fille cristalline, à la peau très blanche, aux grands yeux étonnés, qui avait toujours l’air de sortir d’un conte de fées.
Tant mieux.
Qui se méfierait d’une OPJ aux allures de poupée ?
Côté mecs, dès son retour à Bordeaux, Anaïs s’était lancée dans une quête en forme d’impasse. Malgré ses airs de petite frappe, elle cherchait une épaule solide pour la soutenir. Un corps musclé pour lui tenir chaud. Deux ans plus tard, elle n’avait toujours pas trouvé. Elle qui avait été une froide séductrice à l’époque des soirées chic, la « jewish princess » inaccessible n’attirait plus maintenant le moindre mâle. Et si jamais un candidat s’aventurait dans ses filets, elle ne parvenait pas à le garder.
Était-ce à cause de son allure ? de ses névroses qui suintaient à travers son élocution, ses gestes trop nerveux, ses coups d’œil en déclics ? son métier qui faisait peur à tout le monde ? Quand elle se posait la question, elle répondait d’un haussement d’épaules. Trop tard pour changer, de toute façon. Elle avait perdu sa féminité comme on perd sa virginité. Sans espoir de retour.
Aujourd’hui, elle en était à sa période Meetic.
Trois mois de rencontres merdiques, de bavardages stériles, de connards avérés. Pour des résultats nuls et toujours humiliants. Elle sortait de chaque histoire un peu plus usée, un peu plus accablée par la cruauté masculine. Elle cherchait des compagnons, elle récoltait des ennemis. Elle visait « N’oublie jamais ». On lui servait « Les douze salopards ».
Elle leva les yeux. Ses larmes avaient séché. Elle écoutait maintenant Right where it belongs de Nine Inch Nails. À travers les brumes, les gargouilles de la cathédrale l’observaient. Ces monstres de pierre lui rappelaient tous ces hommes dissimulés derrière leurs écrans, qui la guettaient, la séduisaient avec des mensonges. Des étudiants en médecine en réalité livreurs de pizzas. Des créateurs d’entreprise qui touchaient le RSA. Des célibataires en quête de l’âme sœur dont l’épouse attendait un troisième enfant.
Des gargouilles.
Des diables.
Des traîtres…
Elle tourna la clé de contact. Le Lexomil avait fait son effet. Mais surtout, sa colère revenait, et avec elle, sa haine. Des sentiments qui la stimulaient plus sûrement que n’importe quelle drogue.
En démarrant, elle se souvint de l’événement majeur de la nuit. Un homme dans sa ville avait tué un innocent et lui avait enfoncé une tête de taureau sur le crâne. Elle se sentit ridicule avec ses préoccupations de midinette. Et cinglée d’y penser alors qu’un tueur courait dans les rues de Bordeaux.
Les dents serrées, elle prit la direction de la rue François-de-Sourdis. Pour une fois, elle n’avait pas perdu sa nuit.
Elle tenait un cadavre.
C’était toujours mieux qu’un connard vivant.
9
— Hier, tu m’as dit que tu t’appelais Mischell.
— C’est vrai. Pascal Mischell.
Freire nota le prénom. Vrai ou faux, un nouvel élément. Il n’avait eu aucune difficulté à plonger le cow-boy en état d’hypnose. Son amnésie le prédisposait à se déconnecter du monde extérieur. Un autre facteur jouait : la confiance qu’il accordait au psychiatre. Sans confiance, pas de décontraction. Sans décontraction, pas d’hypnose.
— Tu sais où tu habites ?
— Non.
— Réfléchis.
Le colosse se tenait droit sur sa chaise, les mains sur les cuisses, portant son inévitable chapeau. Freire avait voulu mener la séance dans son bureau, au Point Consultations. Un dimanche, c’était le lieu idéal pour ne pas être dérangé. Il avait tiré les stores et verrouillé la porte. Pénombre et tranquillité.
Il était 9 heures du matin.
— Je crois… Oui, le nom de la ville, c’est Audenge.
— Où est-ce ?
— Dans le bassin d’Arcachon.
Freire nota.
— Quel est ton métier ?
Mischell ne répondit pas tout de suite. Des plis sur son front, juste sous le bord du Stetson, dessinaient des lignes de réflexion.
— Je vois des briques.
— Des briques de construction ?
— Oui. Je les tiens. Je les pose.
L’homme mimait les gestes, paupières closes, comme un aveugle. Freire songea aux particules découvertes sur ses mains et sous ses ongles. De la poussière de brique.
— Tu travailles dans le bâtiment ?
— Je suis maçon.
— Où travailles-tu ?
— Je suis… Je crois… En ce moment, j’bosse sur un chantier au Cap-Ferret.
Freire écrivait toujours. Il ne prenait pas ces données pour argent comptant. La mémoire de Mischell pouvait déformer la vérité. Ou créer des éléments de pure fiction. Ces informations étaient plutôt des indices. Elles marquaient une orientation de recherche. Tout vérifier.
Il leva son stylo et attendit. Ne pas multiplier les questions. Laisser agir l’atmosphère du bureau. Lui-même se sentait gagné par le sommeil. Le géant ne parlait plus.
— Le nom de ton patron, reprit enfin Mathias, tu t’en souviens ?
— Thibaudier.
— Tu peux m’épeler ?
Mischell n’eut aucune hésitation.
— Tu ne te rappelles rien d’autre ?
Silence, puis :
— La dune. Du chantier, on voit la dune du Pilat…
Chaque réponse était comme un coup de crayon complétant l’esquisse.
— Tu es marié ?
Nouvelle pause.
— Pas marié, non… J’ai une amie.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Hélène. Hélène Auffert.
Après lui avoir fait épeler ce nouveau nom, Freire passa la vitesse supérieure :