— Je suis d’accord, se reprit-il, luttant contre sa propre distraction. Mais profiter de chaque jour, ça signifie aussi pouvoir compter sur les suivants, et les suivants encore. Je suis pour le long terme.
Hédonis haussa les sourcils. Les yeux paraissaient lui sortir de la tête. Elle plongea le nez dans son cocktail. Sa bouche pulpeuse se mit à téter avidement sa paille, comme si l’alcool allait lui souffler de nouvelles idées de conversation.
Chaplain, qui s’était composé un personnage d’homme sérieux, à la recherche d’une relation durable, insista :
— J’ai 46 ans. Je n’ai plus l’âge pour les histoires d’un jour.
— Waouh…, ricana-t-elle. Je croyais qu’on fabriquait plus ce modèle.
Ils rirent, par pure contenance.
— Et vous, Nono, ça vient d’où ?
— Je m’appelle Arnaud. Voyez l’astuce ?
— Chut, dit-elle en posant l’index sur ses lèvres. Jamais de vrais noms !
Nouveaux rires, plus sincères. Chaplain était étonné. Il imaginait une soirée de speed-dating comme une unité d’urgence ou une cellule de crise. La dernière station avant le suicide. En réalité, la soirée ne différait pas de n’importe quel cocktail dans un bar. Musique, alcools, brouhaha. La seule originalité était la cloche tibétaine. Une idée de Sasha, l’organisatrice, pour signifier que les sept minutes imparties à chaque couple étaient achevées.
Hédonis changea de registre. Après les premiers efforts pour paraître originale, fofolle ou volontaire, elle passa aux confidences. 37 ans. Expert-comptable. Propriétaire à crédit d’un trois pièces à Savigny-sur-Orge. Sans enfant. Sa seule grande histoire d’amour avait été un homme marié qui n’avait finalement pas quitté sa femme. Rien de neuf sous le soleil. Depuis quatre ans, elle vivait seule et voyait avec angoisse se rapprocher la ligne symbolique de la quarantaine.
Chaplain était surpris par tant de franchise. On était censé ici se mettre en valeur… Hédonis avait choisi le confessionnal. Tant pis pour le bureau de vote. La cloche retentit. Il se leva et décocha un sourire bienveillant à sa partenaire qui en retour grimaça. Elle venait de saisir son erreur. Elle était venue ici pour séduire. Elle avait simplement vidé son sac.
Suivante. Sasha avait opté pour une organisation classique. Les cavalières ne bougeaient pas, les cavaliers se décalaient d’un siège sur la droite. Il s’installa face à une brune bien en chair, qui avait fait des frais pour la soirée. Son visage poudré éclatait entre ses cheveux gonflés et laqués. Elle portait une vaste blouse sombre, sans doute de satin, qui noyait formes et reliefs. Ses mains potelées, très blanches elles aussi, virevoltaient comme des colombes jaillissant d’une cape de magicien.
— Je m’appelle Nono, attaqua-t-il.
— Ces histoires de pseudos, je trouve ça complètement con.
Chaplain sourit. Encore une forte tête.
— Quel est le vôtre ? demanda-t-il calmement.
— Vahiné. (Elle pouffa.) J’vous dis, les pseudos, c’est pourri.
La conversation s’engagea, suivant les étapes obligées. Après le stade provoc, ils passèrent au numéro de charme. Vahiné essayait d’apparaître sous son meilleur jour, au sens propre comme au figuré. Elle prenait des poses étudiées face aux chandelles qui brasillaient, lâchant des aphorismes creux en roulant des airs mystérieux.
Nono attendait patiemment la suite. Il savait que, bientôt, elle glisserait vers l’épilogue mélancolique. La note tenue sur laquelle elle se demanderait pourquoi et comment elle en était arrivée à cette course contre la montre : quelques minutes pour séduire un inconnu. Ce qui frappait le plus Chaplain, c’était la ressemblance profonde entre ces femmes. Même profil social. Même parcours professionnel. Même situation affective. Même allure ou presque…
Il ne se posait qu’une seule question : que venait chercher ici Nono, quelques mois auparavant ? Quel lien pouvait-il exister entre ce club de rencontres très ordinaire et son enquête sur un tueur extraordinaire, s’inspirant des légendes mythologiques ?
— Et vous ?
— Pardon ?
Il avait perdu le fil de la conversation.
— Vous êtes pour la fantaisie ?
— La fantaisie ? Où ça ?
— Dans la vie, en général.
Il se revit dans les douches de l’UHU alors qu’on traînait devant lui un clochard gangrené. En train de danser sur le char des fous ou de passer ses propres autoportraits aux rayons X, en tenant en joue une radiologue.
— Oui. Je dirais que je suis pour une certaine fantaisie.
— Ça tombe bien, fit la femme. Moi aussi ! Quand je rentre dans un délire, attention les yeux !
Chaplain sourit pour la forme. Les efforts de Vahiné pour paraître drôle et originale le rendaient triste. En vérité, une seule lui plaisait ce soir. Sasha en personne, métisse athlétique à la poitrine généreuse et aux curieux iris verts. Il ne cessait de lui lancer de brefs coups d’œil. Il n’était pas payé de retour.
La cloche sonna.
Chaplain se leva. Vahiné parut prise de court — on lui avait escamoté le chapitre des confidences. Ces candidates aimaient parler d’elles, ce qui l’arrangeait bien : il n’avait pas besoin d’improviser sur le thème Nono.
Il s’installa sur le siège suivant et saisit aussitôt qu’il avait déjà rencontré la femme face à lui. Il ne la reconnaissait pas mais son regard, à elle, venait de s’allumer. Ce fut très bref, juste un déclic, puis la lueur disparut. Une bougie qu’on aurait soufflée.
Chaplain n’y alla pas par quatre chemins :
— Bonsoir. On se connaît, non ?
La femme baissa les yeux sur son verre. Il était vide. D’un geste, elle fit signe au garçon qui apporta directement un nouveau cocktail. La manœuvre prit quelques secondes.
— On se connaît ou non ? répéta-t-il.
— C’est chiant qu’on puisse pas fumer ici, marmonna-t-elle.
Il se pencha au-dessus de la table éclairée par les chandelles. Tout baignait dans une demi-pénombre, chatoyante et mouvante comme le roulis d’un navire. Il attendait sa réponse. Finalement, elle le fusilla du regard.
— Je crois pas, non.
Son hostilité soufflait une autre vérité mais il n’insista pas. Il devait jouer le jeu comme avec les autres. Subir et mener à la fois l’entretien d’embauche sentimentale.
— Comment vous vous appelez ?
— Lulu 78, fit-elle après avoir bu une gorgée.
Il eut envie de rire. Elle confirma :
— C’est comique, non ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— 78 : c’est ma date de naissance. (Elle but encore. Elle reprenait des couleurs.) On peut dire que je joue cartes sur table, non ?
— Et Lulu ?
— Lulu, c’est mon secret. En tout cas, je m’appelle pas Lucienne.
Elle rit nerveusement en plaçant sa main devant la bouche, à la japonaise. C’était une femme minuscule, aux épaules d’enfant. Sa chevelure rousse lui tombait le long des tempes comme le cadre mordoré d’une icône. Son visage était étroit, éclairé par des iris qui semblaient roux eux aussi. Ces yeux, associés aux lignes des sourcils, étaient gracieux mais ne cadraient pas avec le reste. Le nez trop long, la bouche trop fine imposaient une sévérité, une sécheresse sans beauté. Elle ne portait aucun bijou. Ses vêtements ne trahissaient aucun soin, aucun apprêt. Chaque détail révélait qu’elle était ici à contrecœur.
— C’est mon pseudo sur Internet, ajouta-t-elle comme une excuse. Je l’ai tellement utilisé… C’est presque devenu mon vrai nom.
Elle parlait comme un chasseur usé par des années de jungle et d’affût. Il nota qu’elle ne lui demandait pas son pseudo en retour. Parce qu’elle le connaissait.