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Le silence retomba, plus lourd encore. Elle pouvait presque entendre les rouages des cerveaux qui tournaient. Il n’y avait aucune raison de la croire. Mais en prison, qu’on le veuille ou non, la vie se nourrit d’espoir. Les quatre femmes, mains dans les poches, étaient emmitouflées dans des pelures et des survêtements infâmes. Dessous, on devinait les corps tendus par le froid.

Anaïs poussa son avantage :

— Un SMS. Ça prendra quelques secondes. Je vous jure de bouger pour vous.

Elles se regardèrent encore. Il y eut des gestes, des coups d’œil. Trois des filles se serrèrent autour d’Anaïs. Elle crut qu’elle était bonne pour une dérouillée. En réalité, les guerrières occultaient son champ de vision.

D’un coup, la femme-dragon réapparut au centre du rang. Le reptile incandescent s’agrippait à sa peau bronzée. Anaïs baissa les yeux : la taularde tenait un portable scotché, rafistolé au creux de sa paume.

Anaïs attrapa l’appareil. Rédigea son SMS debout devant le clan. Après avoir frappé le numéro de téléphone identifié, elle écrivit : « Medina Malaoui. 64 rue de Naples. 75009 PARIS. » Elle hésita puis ajouta : « Bonne chance. »

Elle composa le numéro de Freire et appuya sur la touche « envoi ».

Elle était vraiment la reine des connes.

112

Chaplain reçut le SMS d’Anaïs porte d’Orléans. Elle n’avait pas traîné. Cette information scellait leur association. À moins qu’une légion de flics ne l’attendent au 64, rue de Naples… Aussitôt, il indiqua au chauffeur l’adresse de Medina Malaoui puis composa le numéro qu’il venait de recevoir. Il tomba sur une boîte vocale. La voix sévère du 29 août dernier. Il ne laissa aucun message. Il préférait la surprendre dans son appartement. Ou mieux encore : fouiller les lieux en son absence.

La voiture filait sur le boulevard Raspail. Encore une fois, Chaplain passa en revue les révélations de la matinée. C’était Anaïs, du haut de ses 30 ans, entaulée à Fleury-Mérogis, qui avait découvert la clé de son destin : il était le sujet d’une expérience. D’un côté, cette idée était terrifiante. De l’autre, elle lui donnait de l’espoir. Il n’était pas un « chronique ». On l’avait empoisonné. Or, qui dit poison, dit antidote. Si on avait provoqué son syndrome, on pouvait le stopper. Peut-être même était-il déjà en voie de guérison, s’étant débarrassé de la mystérieuse capsule ? Il la regarda encore dans le creux de sa main. Il aurait aimé l’ouvrir, la scanner, la faire analyser…

Le chauffeur parvint rue Saint-Lazare, contourna la place d’Estienne-d’Orves, à l’ombre de l’église de la Trinité, emprunta la rue de Londres. Une impression confuse lui revint. Il détestait le neuvième arrondissement. Un coin de Paris où les rues portent des noms de villes européennes mais où les immeubles sont sinistres, froids et verrouillés. Au-dessus des portes cochères, des atlantes et des cariatides vous fixent comme des sentinelles au garde-à-vous. Les rues sont désertées par les passants : seuls des compagnies d’assurances, des charges de notaire, des bureaux d’avocats règnent en maîtres…

L’image d’Anaïs lui revint. Il avait aimé la revoir. Son teint de lait. La brûlure sombre de son regard. L’étrange intensité de sa présence qui semblait ne pas subir le monde mais au contraire lui envoyer sa propre force, son empreinte incandescente. L’aimait-il ? Pas de place pour ce genre de questions dans sa tête ni dans son cœur. Il était un être vide. Ou plutôt : saturé d’inconnu. Mais cette alliée lui réchauffait le sang.

Le chauffeur stoppa au 64, rue de Naples. Il régla et sortit. Il découvrit un immeuble typique du quartier, forteresse de pierre striée de refends, surmontée aux troisième et quatrième étages de bow-windows. Il n’avait pas le code. La rue était déserte. Il se mit à faire les cent pas devant le seuil.

Enfin, au bout de dix minutes, deux hommes en costume jaillirent de la porte cochère. Chaplain se glissa à l’intérieur, frigorifié par l’attente. Une voûte s’ouvrait sur deux escaliers à droite et à gauche. Au fond, une cour révélait un fouillis d’arbres et une fontaine. Le cœur intime de l’immeuble. Il repéra les boîtes aux lettres.

Medina Malaoui vivait au troisième étage, escalier de gauche. Pas d’interphone. Il monta à pied. Deux portes se partageaient le palier. Une fenêtre décorée de vitraux occupait le centre. L’appartement de Medina Malaoui était celui de droite — une carte était fixée sur le chambranle. Il sonna. Une fois. Deux fois. Sans résultat. Medina n’était pas chez elle. À moins qu’il ne lui soit arrivé quelque chose… Cette idée, qu’il avait repoussée jusqu’à maintenant, revenait en force sur son seuil.

Il se retourna et observa la porte d’en face. Il imaginait un voisin curieux en train de l’observer à travers le judas. Il s’approcha du seuil, écouta. Aucun bruit non plus à l’intérieur.

Personne à droite, personne à gauche.

La solution était au centre.

Il ouvrit la fenêtre. Un rebord courait le long de l’étage, idéal pour se déplacer latéralement. Il avait déjà pratiqué cette gymnastique l’avant-veille, à l’Hôtel-Dieu. Il se recula et attendit plusieurs minutes, à couvert, en observant les deux façades qui fermaient la cour. Pas un mouvement aux fenêtres. Pas un bruit à travers les murs. À 11 heures 30 du matin, le 64 rue de Naples était un sanctuaire.

Il enjamba le châssis et se posa sur la coursive. Évitant de regarder le jardin, trois étages plus bas, il tourna le dos au vide, s’accrochant aux refends de la paroi. Il atteignit en quelques secondes la première fenêtre de l’appartement de Medina. Toujours en équilibre, il frappa avec le coude la vitre d’un coup sec. Le verre se fendit en deux mais resta en place, grâce au mastic. Chaplain redoutait toujours qu’un témoin inopiné se mette à gueuler dans la cour : « Au voleur ! Au voleur ! »

Il passa son bras par la fêlure et actionna la poignée intérieure. Il se glissa entre les voilages, referma la fenêtre, observa les façades. Rien n’avait bougé. D’un geste, il ferma les doubles rideaux. Fin du spectacle.

Tout de suite, il sentit l’odeur de poussière. Pas bon signe. Il fit quelques pas et découvrit un appartement de riche célibataire. Grand salon. Cuisine high-tech. Couloir sur la droite qui devait s’ouvrir sur une chambre ou deux. La distribution des espaces était ample, aérée, agréable.

Il contourna le canapé en L face à un écran plat fixé au mur. Il ne s’attarda pas sur la déco. Du chic. Du cher. Du raffiné. Le tout recouvert par une couche de poussière trop épaisse pour ne pas être inquiétante. Ça commence à craindre. Je flippe. Le 29 août avait-il été fatal à Medina ?

Un portrait de femme était posé sur un meuble. Comme d’habitude, ce visage ne lui disait rien. La trentaine. Cheveux blonds et évanescents. Visage ovale, rehaussé de pommettes mongoles, à la russe. Deux yeux immenses, noirs, langoureux. Des lèvres rouges, épaisses, charnues. Chaplain songea à la pomme empoisonnée de Blanche-Neige. L’ensemble ruisselait littéralement de sensualité, comme si Medina sortait tout juste d’une pure source de désir.

Il s’attendait à autre chose. La voix évoquait une élégance froide, une beauté autoritaire. Quant au nom, il laissait imaginer une créature sombre, plantureuse, d’origine maghrébine. Il avait sous les yeux une fleur des champs, tendance kolkhoze. Medina était peut-être d’origine kabyle… La photo avait été prise à bord d’un bateau. Chaplain se demanda soudain s’il n’avait pas pris lui-même le cliché sur un voilier qu’il aurait loué…