Il lui restait donc à peu près une heure pour fouiller ici.
À vue de nez, un petit deux ou trois pièces superficiellement rénové. Des tomettes encore. Des murs bosselés peints en blanc. Des poutres au plafond. Le lieu ressemblait à la Sasha qu’il imaginait. Une célibataire d’une quarantaine d’années qui surfait sur la mode du speed-dating depuis les années 2000 et gagnait à peu près sa vie grâce à son club, sans plus.
Il était certain qu’elle n’avait pas de bureaux extérieurs. Elle organisait ses soirées depuis son domicile, via Internet, limitant les frais. Après un vestibule étroit, il découvrit un salon décoré à la marocaine. Des lanternes de cuivre. Des murs rose et mandarine. Près d’une fenêtre, une méridienne couverte de coussins lui colla le cafard. Le refuge d’une femme seule, qui se blottit là pour lire en solitaire, le cœur gros et l’âme lourde. Il n’aurait pas été étonné de surprendre dans cette bonbonnière un chat, ou un bichon miniature — mais pas de bestiole à l’horizon.
Il passa dans la chambre. Des moucharabiehs de bois et de nacre jouaient les paravents. Un lit au centre, couleur grenadine, semblait attendre une pluie de pétales de roses. Mais le lieu réservait une surprise : sur le mur du fond, Sasha avait placardé tous les portraits des membres de son club, dressant ainsi une sorte de trombinoscope géant.
Regardant mieux, Narcisse s’aperçut qu’elle avait tracé au marqueur des lignes, des flèches, des pointillés entre toutes ces têtes. Sasha surveillait les relations suscitées par ses rendez-vous comme un amiral dirige ses flottilles sur une maquette. Fixant ces visages au sourire de commande, il lui parut qu’un seul mot hurlait de ces bouches muettes : solitude. Plus encore, ces figures de célibataires dessinaient les traits de Sasha elle-même. Sa grande bouche hurlait plus fort encore : SOLITUDE !
Il imagina. Sasha vivant par procuration à travers les rencontres qu’elle organisait. Sasha guettant, épiant, manipulant chaque membre. Sasha se masturbant dans son lit face à son mur constellé de visages, de liens sexuels implicites, prisonnière de ses fantasmes, de son existence vide, de cette galaxie qu’elle initiait mais dont elle ne goûtait jamais la chaleur.
Plus précisément, Sasha devait consigner quelque part, avec précision, les chassés-croisés des membres de son club. Un MacIntosh portable était posé sur un petit bureau, coincé contre le mur. Il s’installa et l’alluma. Il n’était pas sécurisé. Sasha était ici chez elle, dans son royaume. Elle ne se méfiait pas.
D’un clic, il ouvrit le dossier Sasha.com. Les icônes défilèrent. Il ouvrit le document consacré aux membres. Deux ordres alphabétiques étaient proposés — par pseudos, par noms de famille. Chaplain choisit les pseudos. Deux sections suivaient : féminine et masculine. Il plongea chez les femmes et fit défiler les portraits numérisés, auxquels était associée chaque fois une fiche de renseignements personnels — origines, situation familiale, profession, revenus, goûts musicaux, espérances, etc. Sasha organisait ses soirées par affinités.
Parmi ces visages, quelques-uns tranchaient violemment. La régularité de leurs traits, l’intensité de leur regard appartenaient à un autre registre — des bombes. Il se demanda si ces filles existaient vraiment. Sur les sites de rencontres, il est fréquent d’ajouter des appâts pour attirer la clientèle…
Ou bien il s’agissait des escorts dont avait parlé Sophie Barak. Des pros qui n’avaient rien à foutre dans ce club, et qui n’étaient certainement pas payées par Sasha. Qui les rémunérait ? Et pour quoi ? Les filles s’étaient composé un look naturel, sans maquillage ni signe ostentatoire, mais leur beauté perdurait, souveraine, palpitante.
Il nota leurs pseudos. Chloë. Judith. Aqua-84… Puis il trouva Medina. Elle s’était tiré les cheveux en arrière. Elle avait effacé sa moue sensuelle. Medina la jouait low profile mais sa force de séduction éclatait encore. Aucune chance de passer inaperçue dans les soirées de Sasha.
Il découvrit aussi Leïla. Jeune Marocaine aux cheveux ondulés, lèvres sombres, regard noir. Elle aussi s’était composé une tête modeste. Pas de maquillage. Aucun bijou. Un chemisier beige, aux lignes banales. Mais ses cernes sous les yeux, véritables éclairs d’encre, conféraient à ces pupilles une luminescence de quartz. À l’évidence, ces filles surnaturelles voulaient se fondre dans la masse. Que cherchaient-elles ?
Soudain, quelque chose se passa. Chaplain revint en arrière et reprit son défilement plus lentement. Il avait reconnu un autre visage. Ovale, très pâle, encadré par des cheveux sombres, lisses au point de ressembler à deux pans de soie noire. Les yeux clairs scintillaient comme des cierges, évoquant une cérémonie religieuse, des parfums d’encens. Un visage angélique, aussi doux qu’une prière, aussi violent qu’une révélation.
Chaplain lut le pseudo de l’ange et tout se mit à trembler devant ses yeux.
Feliz.
C’était le mot qu’il avait entendu dans son rêve — celui de l’ombre et du mur blanc. Il n’était jamais revenu sur le terme qui signifie en espagnol : « heureux, heureuse ». Feliz. Il connaissait ce visage. Il entendait encore la voix du songe, murmurante, dotée d’une chaleur, d’un espoir votif. Il savait maintenant que cette voix était sa voix.
En cliquant sur le portrait, on accédait directement à la fiche de renseignements de la candidate. Quand il vit son véritable nom s’inscrire sur l’écran, Chaplain commença par nier de la tête — c’était trop fou, trop incroyable — puis il retint un gémissement. La machine de la vérité était enclenchée, sans espoir de retour.
Feliz s’appelait Anne-Marie Straub.
Maintenant, il la reconnaissait. Dans son souvenir, les traits de la femme étaient toujours tirés d’un côté, altérés par la corde qui avait brisé ses vertèbres. Mais c’était bien elle. La morte. La pendue. Le fantôme de ses rêves. Anne-Marie Straub. La seule femme qu’il pensait avoir aimée n’était pas la patiente d’un HP. Plutôt une escort-girl qu’il avait sans doute rencontrée durant les soirées de Sasha. Une prédatrice qui avait été payée pour participer à ces rencontres. Ses souvenirs — les nuits d’amour dans la cellule d’Anne-Marie, la folie de sa maîtresse, sa silhouette pendue avec sa ceinture au-dessus de lui —, tout cela constituait des distorsions, des hallucinations. Jusqu’à aujourd’hui, il ne possédait pas grand-chose. Et ce pas grand-chose venait de voler en éclats.
Chaplain ferma les yeux et chercha au fond de lui-même quelques traces de sang-froid. Quand il se sentit plus maître de lui, il rouvrit les paupières et lut la fiche. Feliz s’était inscrite en mars 2008. Elle habitait dans le dixième arrondissement de Paris, rue de Lancry. Elle avait 27 ans. Elle ne s’était pas donné la peine de répondre aux autres questions. Pas de profession, pas de revenus, pas de hobby, pas de loisirs… Sasha n’avait pas dû insister. Face à une telle candidate, pas le moment de faire la difficile.
Il remarqua qu’Anne-Marie Straub ne s’était pas réinscrite l’année suivante. Chaplain tenta une chronologie. Un fait ne cadrait pas. Elle avait fréquenté le club de mars 2008 jusqu’à février 2009. Or, à cette époque, Nono n’existait pas encore. Selon Yussef, il était apparu en mars 2009. Où avait-il donc rencontré Anne-Marie Straub ? Dans quelle vie ?
Une hypothèse. Il l’avait connue en 2008, alors qu’il était lui-même un autre personnage, déjà inscrit chez Sasha sous un nom différent. Un autre clic et il accéda à l’historique des rencontres de Feliz. Les soirées auxquelles elle avait participé, les noms des postulants dont elle avait demandé le numéro de téléphone. S’il avait raison, il se trouvait dans cette liste.