Chaplain devait enregistrer chaque information et tenter aussitôt de l’intégrer dans le puzzle. Nathalie Forestier avait évoqué deux disparitions.
— Quand l’a-t-on retrouvé ?
— En septembre. En réalité, la police l’a récupéré à la fin du mois d’août mais on ne m’a appelée qu’à la mi-septembre.
— Pourquoi vous a-t-on contactée si tard ?
Nathalie marqua un temps. Elle paraissait de plus en plus étonnée par les lacunes de son interlocuteur.
— Parce que Christian prétendait s’appeler David Longuet. Il ne se souvenait plus du tout de son identité.
Un coup qu’il n’avait pas prévu. Christian Miossens, l’élu de Feliz, avait fait une fugue psychique. Il était un voyageur sans bagage.
— Où l’a-t-on découvert ?
— Il a été ramassé avec d’autres SDF à la fin du mois d’août, le long de Paris-Plage. Amnésique. Il a d’abord été envoyé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris, ce que vous appelez l’I3P.
— C’est la procédure.
— Puis on l’a transféré à Sainte-Anne.
— Vous vous souvenez du nom du psychiatre qui l’a soigné ?
— Vous plaisantez ou quoi ? Christian est resté hospitalisé là-bas près d’un mois. Je suis allée le voir tous les jours. Le médecin s’appelle François Kubiela.
Il nota le nom. À interroger en priorité.
— Il travaille dans quel service ?
— Le CMME, la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale. Un homme charmant, compréhensif. Il paraissait bien connaître ce type de troubles.
— Kubiela vous a-t-il expliqué ce dont souffrait Christian ?
— Il m’a parlé de fugues psychiques, de fuite de la réalité par l’amnésie, ce genre de phénomènes. Il m’a expliqué qu’il travaillait sur un autre cas, un patient de Lorient qu’il avait fait venir à Paris, dans son service.
Chaplain souligna trois fois le nom de Kubiela. Un expert. Il devait absolument lui parler. L’homme serait tenu au secret médical mais…
— Kubiela paraissait… décontenancé, poursuivit Nathalie. Selon lui, ce syndrome est très rare. En fait, jusqu’à maintenant, il n’y avait jamais eu de cas en France. Il disait en plaisantant : « C’est une spécialité américaine. »
— Comment a-t-il soigné votre frère ?
— Je ne sais pas au juste. Mais je suis sûre qu’il a tout essayé pour réveiller sa mémoire. Sans résultat.
Chaplain changea de cap :
— Comment avait-on identifié Christian ? Comment est-on remonté jusqu’à vous ?
— Vous ne savez donc rien…
Il remercia mentalement cette femme de ne pas lui raccrocher au nez. Son ignorance était comme une insulte.
— Christian a été identifié, grâce à ses empreintes digitales reprit-elle. Il avait été placé l’année précédente en garde à vue pour une histoire de conduite en état d’ivresse. Les services de police détenaient donc ses empreintes. Je ne sais pas pourquoi, la comparaison a pris plus de 15 jours.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Christian m’a été confié. Le professeur Kubiela était plutôt pessimiste sur ses chances de guérison.
— Après ?
— Christian s’est installé chez nous. Nous vivons avec mon mari et mes enfants dans un pavillon à Sèvres. Ce n’était pas très pratique.
— À ce moment, il pensait toujours s’appeler David Longuet ?
— Toujours, oui. C’était… affreux.
— Il n’avait aucun souvenir de vous ?
Nathalie Forestier ne répondit pas. Chaplain reconnut son silence. Elle pleurait.
— Il a vécu ainsi, dans votre famille ? relança-t-il après quelques secondes.
— Il a pris la fuite au bout d’un mois. Après ça…
Nouveau silence. Nouveaux sanglots.
— On a retrouvé son corps, au pied d’un site de fabrication de matériaux de chantier, sur le quai Marcel-Boyer, à Ivry-sur-Seine. Il avait été atrocement mutilé.
Chaplain écrivait. Sa main tremblait et, en même temps, elle était ferme. Il pénétrait enfin en terrain de connaissance.
— Pardonnez-moi de vous poser la question mais quelles étaient ces mutilations ?
— Vous pouvez consulter le rapport d’autopsie, non ?
Il insista, mais d’une voix plus douce que douce.
— S’il vous plaît, répondez à ma question.
— Je ne me souviens plus exactement. Je n’ai pas voulu savoir. Il avait… Je crois qu’il avait le visage fendu en deux, verticalement.
Christian Miossens, alias Gentil-Michel, alias David Longuet, appartenait donc aux greffés. Comme Patrick Bonfils. Comme lui-même. Anaïs Chatelet avait raison. L’implant instillait bien la molécule du « voyageur sans bagage ». Un appareil spécifique que les tueurs devaient absolument récupérer chaque fois.
— Écoutez, fit soudain Nathalie, j’en ai assez de vos questions. Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi dans vos bureaux. Mais surtout, si vous avez du nouveau, dites-le-moi !
Il bredouilla une réponse qui laissait entendre que des éléments inédits permettaient de reprendre l’enquête. En même temps, il ne voulait pas donner de faux espoirs à cette femme. Le résultat de ce compromis fut un magma inintelligible.
— Nous avons votre adresse, conclut-il sur un ton de PV. Nous vous enverrons dès demain une convocation. Je vous en dirai plus dans nos locaux.
Il paya et sortit dans la nuit, en quête d’un taxi. Il se dirigea vers la Seine et remonta le quai de la Tournelle. Le trottoir était désert. Seules filaient sur la chaussée des voitures dont les conducteurs avaient l’air pressé de rentrer chez eux. Il faisait froid. Il faisait noir. La silhouette de la cathédrale Notre-Dame pesait sur cette nuit glacée sans issue. Lui aussi aurait aimé rentrer chez lui. Mais il devait mettre à profit cette nouvelle nuit de recherches.
Christian Miossens, alias David Longuet.
Patrick Bonfils, alias Pascal Mischell.
Mathias Freire, alias…
Trois sujets d’expérience.
Trois voyageurs sans bagage.
Trois hommes à abattre.
Quel rôle avaient pu jouer Anne-Marie Straub ou Medina dans la combine ? Rabatteuses ? Chasseuses de proies solitaires ?
L’hypothèse pouvait coller pour Christian Miossens mais pas pour Patrick Bonfils, pêcheur désargenté de la Côte basque. Et pour lui ? Celui qu’il était avant Arnaud Chaplain fréquentait-il le club de Sasha ? Avait-il été piégé par Feliz ? Il n’avait trouvé aucune trace de son visage parmi les « victimes » de l’amazone…
Un taxi s’arrêta et déposa son passager à vingt mètres devant lui, au coin de la rue des Grands-Augustins. Il courut et grimpa à l’intérieur, frigorifié.
— Où on va ?
Il regarda sa montre. Minuit passé. L’heure idéale pour la chasse aux filles.
— Au Johnny’s, rue Clément-Marot.
120
— Y a du nouveau, ma belle.
Ensommeillée, Anaïs écoutait Solinas au téléphone sans y croire. On l’avait tirée du lit. On l’avait emmenée jusqu’ici, au poste de surveillance. On lui avait tendu un combiné. Du jamais-vu.
— T’as le bras plus long que je pensais.
— Le bras long, moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que tu sors demain. Ordre du juge.
Elle ne put répondre. À l’idée d’échapper à ce monde claquemuré, il lui semblait que sa cage thoracique s’écartait au pied-de-biche.