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— Le mec s’est asphyxié, continua le légiste. Tous les signes sont là. Un bel OAP.

— Un quoi ?

— Œdème aigu pulmonaire. Les pupilles sont rétrécies par l’héroïne et par l’anoxie cérébrale. J’ai retrouvé aussi de l’écume rosâtre au fond de la bouche. Du plasma recraché quand il était en train d’étouffer. Quant au cœur, il était prêt à éclater.

— T’as pu évaluer le moment du décès ?

— Il n’est pas mort la nuit dernière mais celle d’avant. Je ne peux pas me prononcer sur l’heure précise.

— Pourquoi la nuit ?

— Tu as une autre idée ?

Anaïs songea au brouillard qui avait commencé vingt-quatre heures plus tôt et persisté toute la journée. Le tueur pouvait avoir manœuvré à n’importe quel moment, mais agir de nuit, pour le transfert, était plus prudent. Nuit et brouillard, songea-t-elle. Nacht und Nebel. Elle songea au film d’Alain Resnais. Le documentaire le plus terrifiant jamais réalisé sur les camps de concentration allemands : « Ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois. » Chaque fois qu’elle regardait ce film, c’est-à-dire souvent, elle songeait à son père.

— Y a un autre truc bizarre, ajouta Longo.

— Quoi ?

— J’ai l’impression qu’il lui manque du sang. Le corps est anormalement pâle. J’ai vérifié d’autres détails. Les muqueuses des paupières, les lèvres, les ongles : on retrouve partout la même pâleur exsangue.

— Tu m’as dit qu’il n’y avait pas de trace de blessures.

— Justement. Je pense que le tueur lui a prélevé un ou deux litres de sang frais. Parmi les cicatrices récentes de shoot, plusieurs pourraient être la trace de l’injection mortelle mais aussi d’une prise de sang effectuée dans les règles.

— Elle aurait été faite de son vivant ?

— Bien sûr. Après la mort, impossible de prélever du sang.

Anaïs nota le détail. Un vampire ?

— Rien d’autre sur le corps ?

— Des plaies anciennes. Pour la plupart des blessures mal cicatrisées. J’ai même découvert avec les radios des traces de fractures qui datent de l’enfance. Je te l’ai déjà dit : pour moi, ce type est un SDF. Un gosse battu qui a mal tourné.

Anaïs revit le corps trop maigre, couvert de tatouages. Elle était d’accord. Un autre fait corroborait cette hypothèse : aucun avis de recherche ne circulait à propos d’un homme répondant à ce signalement. Soit le gars venait d’ailleurs, soit il ne manquait à personne…

— T’as trouvé d’autres indices qui vont dans ce sens ?

— Plusieurs. D’abord, le corps était très sale.

— Tu me l’as déjà dit sur place.

— Je te parle d’une crasse chronique. Pour laver la peau, on a dû y aller à la Javel. Les mains aussi étaient abîmées. La peau du visage, rougie, trahit la vie au grand air. J’ai noté également des traces de morsures de puces. Sans compter les morpions et les poux. À la morgue, le cadavre bougeait encore.

Anaïs n’était pas certaine d’apprécier l’humour de Longo. Elle l’imaginait dans sa salle d’autopsie, sous les lampes scialytiques, tournant autour du corps avec son dictaphone à la main. C’était un quinquagénaire gris, neutre, indéchiffrable.

— À l’intérieur, continua-t-il, c’est le même esprit. Le foie était au bord de la cirrhose. Désespérant pour un mec aussi jeune.

— Il était alcoolo aussi ?

— À mon avis, plutôt atteint d’une hépatite C. La suite des analyses nous le dira. Dans tous les cas, on trouvera d’autres affections. Ce gars-là n’aurait pas dépassé 40 ans.

Anaïs tirait déjà des conclusions indirectes sur l’assassin. Un tueur de clochards. Un meurtrier au rituel délirant, qui s’en prenait aux laissés-pour-compte. Elle se sentit des fourmis dans les membres. Elle allait trop vite en besogne. Rien ne disait que le meurtrier était multirécidiviste. Pourtant, elle en était certaine : si le Minotaure était sa première victime, elle ne serait pas la dernière.

— Pas de rapports sexuels ? Il n’a pas été violé ?

— Rien. Aucune trace de sperme. Aucune lésion anale.

— Sur les dernières heures de son existence, avant le meurtre, t’as quelque chose ?

— On sait ce qu’il a mangé. Des bâtons de surimi au crabe. Des nems au poulet. Des fragments de MacDo. En gros, n’importe quoi. Le gars se servait sans doute dans les poubelles. Une chose est sûre, son dernier repas a vraiment été arrosé. 2,4 : c’était son taux d’alcoolémie dans le sang. Complètement bourré avant de se faire le shoot fatal.

Anaïs tenta d’envisager un repas à deux, victime et tueur, arrosé à la bière, puis le passage aux choses sérieuses — l’injection. Non. Elle imagina autre chose. L’assassin avait cueilli le jeune homme après son festin. Il l’avait alors persuadé de s’envoyer en l’air avec la « meilleure héroïne du monde »…

— Sur le tueur, enchaîna-t-elle, qu’est-ce que tu peux me dire ?

— Pas grand-chose. Il n’a pratiqué aucune mutilation. Il s’est contenté de lui enfoncer cette énorme tête sur le crâne. À mon avis, c’est un esprit glacé. Méthodique. Il se consacre avec application et rigueur à son délire.

— Pourquoi « méthodique » ?

— J’ai noté un détail. Des cicatrices de trous minuscules sur les ailes du nez, aux commissures des lèvres, au-dessus de la clavicule droite et de part et d’autre du nombril.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des marques de piercings. Le meurtrier les a retirés. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais il ne voulait pas de métal sur sa proie. Je répète : un psychopathe. Froid comme un serpent.

— À ton avis, ça s’est passé comment ?

— Tu connais la règle : le légiste n’a pas droit aux hypothèses.

Elle soupira : elle savait que Longo brûlait de s’exprimer.

— Ne joue pas ta diva.

Le toubib inspira à fond et attaqua :

— Je dirais que tout s’est passé avant-hier. Le meurtrier a approché son lascar dans la soirée. Soit il savait où le trouver, soit il a fait son choix sur le moment — dans un troquet, une fête, un squat, ou simplement dans la rue. Dans tous les cas, il savait que sa victime était un tox. Il a dû lui faire miroiter un shoot d’enfer. Il l’a emmené dans un coin tranquille et lui a préparé l’injection létale. Avant ou après, il lui a piqué du sang. À la réflexion, il a dû lui faire avant, pour que l’hémoglobine ne soit pas saturée d’héroïne. Mais tant qu’on ne saura pas ce qu’il en a fait…

Anaïs ajouta mentalement une circonstance. La victime connaissait son assassin. Même un drogué en manque ne se laisserait pas offrir un shoot par un inconnu. Le Minotaure avait confiance dans son bourreau. Chercher parmi ses dealers. Ou ses compagnons des derniers jours.

Autre conviction : on lui avait offert la dope. La victime n’avait pas les moyens de se payer une héroïne à plus de 150 euros le gramme.

— Merci Michel. Le rapport, je le reçois quand ?

— Demain matin.

— Quoi ?

— On est dimanche. J’ai passé la nuit sur ce macchab et si t’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais bien apporter des croissants à mes gamins.

Anaïs contemplait le visage couturé de la victime. Elle allait passer, elle, son dimanche avec cette gueule de film d’épouvante, à interroger des clodos et des dealers. Les larmes lui montèrent aux yeux. Raccroche.