— Ça va pas, non ?
Chaplain la relâcha. Elle sortit une nouvelle clope et grogna :
— Je suis clean, putain.
Vaguement soulagé, il réembraya :
— Raconte-moi comment ça se passe quand vous avez repéré le mec.
— J’t’ai déjà dit. On le revoit une ou deux fois. Dans des lieux décidés d’avance. On est surveillées. Photographiées. Filmées. (Elle gloussa.) Des stars, quoi.
— Ensuite ?
— C’est tout. Après ces rendez-vous, on revoit plus le tocard. On empoche notre pognon et au suivant.
— Combien ?
— 3 000 euros pour s’inscrire chez Sasha. 3 000 euros par mec pécho.
— Vous ne vous êtes jamais demandé ce qui se passait pour ces pauvres types ?
— Cousin, depuis que je suis née, c’est chacun ses miches. Alors je vais pas faire du social avec des bourrins que j’ai vus trois fois dans ma vie et qui pensent qu’à me sauter.
— Vous en êtes où aujourd’hui ?
— Nulle part. Toutes ces conneries se sont arrêtées.
— Depuis combien de temps ?
— Un mois ou deux, p’t’être. D’toute façon, j’voulais plus le faire.
— Pourquoi ?
— Trop dangereux.
— Dangereux comment ?
— Des filles ont disparu.
— Comme Medina ?
Leïla ne répondit pas. La fumée saturait le silence. Une tension menaçait de tout faire craquer.
Enfin, elle demanda sans le regarder — ses lèvres tremblaient :
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Chaplain ne lâcha pas un mot. Leïla retrouva sa hargne :
— Tu m’avais promis, enculé ! C’était notre deal !
— Elle est morte, bluffa-t-il.
La jeune femme se ratatina encore sur son siège. Le cuir couina. Elle ne manifestait aucune surprise mais les mots de Chaplain matérialisaient ce qu’elle refusait sans doute d’imaginer depuis des semaines. Nouvelle cigarette.
— Co… comment ?
— Je n’ai pas les détails. Elle a été assassinée par vos commanditaires.
Elle expira un soupir bleuté. Elle n’était plus que tremblements apeurés.
— Pour… pourquoi ?
— Tu le sais aussi bien que moi. Elle a trop parlé.
— Comme moi en ce moment ?
— Tu ne crains rien : on est dans la même galère.
— C’est aussi c’que t’as dit à MedinaMedina. On voit le résultat.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu crois que j’t’ai pas reconnu ? Nono de mes deux ? Medina m’avait montré des photos. J’te préviens : tu m’embrouilleras pas comme elle !
— Raconte-moi.
— Quoi : « raconte-moi » ? C’est à toi de jacter.
— J’ai perdu la mémoire.
Nouveau coup d’œil, indécis cette fois. Leïla cherchait à percer la vérité dans le regard de Chaplain. Quand elle reprit la parole, ce fut à voix basse. Le tranchant de son timbre s’était émoussé.
— Medina t’a rencontré chez Sasha, elle a tout de suite craqué. On se demande pourquoi.
— Je te plais pas ? sourit Chaplain.
— Avec toi, ça doit être la position du missionnaire, une prière et dodo.
Son sourire s’élargit. Son costume de kakou ne faisait pas illusion. Depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour ? Aucun souvenir non plus sur ce terrain-là.
— Les mecs dans l’oreillette ? Ils ne m’ont pas retenu ?
Elle murmura d’une voix presque inaudible :
— S’ils l’avaient fait, tu serais pas là à jouer les Jack Bauer.
Il mit de l’ordre dans ses pensées. Arnaud Chaplain n’avait donc pas été sélectionné. Mais il l’avait déjà été une fois, quand il avait passé l’audition avec Feliz. Comment s’appelait-il alors ?
— Continue.
— Tu l’as embrouillée. Tu l’as convaincue de témoigner contre je ne sais qui, au nom de je ne sais quoi.
— Témoigner ?
— Tu menais une enquête. Tu voulais dénoncer la combine. Le genre « redresseur de torts ». J’ai dit à Medina : t’as déjà un pied dans la merde, mets pas le deuxième. Mais laisse tomber pour la convaincre. Ces histoires de lutte, de combat, ça la faisait kiffer.
— C’était à quelle époque ?
— Juin dernier.
En août, Medina lâchait son message paniqué : « Ça commence à craindre. Je flippe. » Nono était arrivé trop tard. Ils avaient joué avec le feu et la jeune femme avait payé leur témérité au prix fort.
Sa conviction se renforça : il avait vécu exactement la même aventure avec Anne-Marie Straub, alias Feliz. Une autre femme qu’il avait séduite et convaincue de témoigner. Anne-Marie avait été tuée — sans doute pendue. Comment était morte Medina ?
— Feliz, ça te dit quelque chose ?
— Non. C’est qui ?
— Une fille qu’a pas eu de veine.
— Elle a croisé ta route ?
Chaplain ne répondit pas.
— Tu te souviens des hommes que tu as retenus ?
— Pas vraiment.
Leïla mentait mais il n’insista pas. Il songea aux proies de Medina. Il n’avait pas eu le temps de lire sa fiche mais la clé USB était dans sa poche.
— Combien y en avait-il ?
— Cinq ou six, je pense.
Aujourd’hui, pour une raison inconnue, Mêtis avait arrêté son programme. C’était l’heure du grand ménage. Les cobayes étaient éliminés. Les filles qui avaient trop parlé aussi. Restaient les meurtres mythiques. Comment s’inséraient-ils dans cette réaction en chaîne ?
— Tu m’as dit tout à l’heure que le programme était stoppé. Comment le sais-tu ?
— Ils n’appellent plus. Il n’y a plus aucun contact.
— Tu sais où les joindre, toi ?
Elle maugréa d’une voix râpée par le tabac :
— Non. Et même si je le savais, je ne le ferais pas. Cette histoire pue et je veux pas finir comme Medina. Et maintenant, on fait quoi ?
La question l’étonna. Chaplain comprit que Leïla, du haut de ses talons et de son bagout, avait besoin d’aide, de conseils. Mais il était le dernier à pouvoir l’aider.
Il avait porté la poisse à Feliz.
Il avait porté la poisse à Medina.
Il ne la porterait pas à Leïla.
Il attrapa la poignée de la portière et ordonna :
— Oublie-moi. Oublie Medina. Oublie Sasha. D’où tu viens ?
— De Nanterre.
— Retournes-y.
— Pour qu’ils brûlent ma caisse ?
Chaplain sourit. Il éprouvait un sentiment d’impuissance. Le destin de Leïla était à sens unique.
— Prends soin de toi.
Elle tendit sa cigarette comme une arme potentielle :
— Prends soin de toi, toi. Medina, elle disait que quoi qu’il t’arrive avec ces mecs, ça pourrait pas être pire que c’que t’avais déjà vécu.
— Qu’est-ce que j’ai vécu ?
Elle murmura, d’une voix presque inaudible :
— J’sais pas au juste. Elle disait que la mort était en toi. Que t’étais un zombie.
123
Dès qu’il ouvrit la porte du loft, il comprit que les choses se répétaient. L’éternel retour. Le temps d’un battement de cœur, il fit un pas de côté et évita l’assaillant qui bondissait sur lui. Il avait déjà son CZ dans la main. Il se tourna vers l’homme qui pivotait, releva la sécurité, actionna la glissière de l’arme et tira à hauteur de visage. Dans l’éclair, il vit apparaître un des deux énarques dont la gorge partait en giclées rougeâtres. La détonation claqua dans le loft enténébré. La vision fulgurante s’imprima sur les murs éblouis.