Выбрать главу

— Qu’est-ce qui se passe ? Ça va là-dedans ?

Chaplain lança un regard désespéré par-dessus la mezzanine. Les voisins étaient là, dans la cour, tentant d’apercevoir quelque chose à travers les rideaux déchiquetés. Il ramassa son CZ et aussi, par prudence, le calibre du mercenaire, la lampe irradiait au fond de sa poche.

Sur la mezzanine, il ouvrit les placards, attrapa un manteau, arracha celui qu’il portait toujours — trempé de sang — et enfila le nouveau.

— Y a quelqu’un ?

Il renversa la maquette du Pen Duick I et brisa sa coque d’un coup de talon, faisant voler les billets de 500 dans l’espace. Il les attrapa à pleines poignées et les fourra dans ses poches. Il prit aussi les papiers — passeports, cartes d’identité, carte Vitale… Puis il grimpa sur le bureau et tendit le cou par la verrière. Des toits de zinc, des gouttières, des corniches…

Il enjamba le châssis et sauta sur la première toiture.

124

Entrée des artistes.

C’était ainsi que le chauffeur avait appelé la porte dérobée de l’hôpital Sainte-Anne, située au 7, rue Cabanis. Une percée discrète dans le grand mur aveugle de la forteresse des fous. Parfait pour lui. Chaplain ne tenait pas à faire une entrée en fanfare par le portail principal du CHU. Il paya le taxi et sortit dans l’air glacé.

8 heures 30 du matin.

Après sa fuite, il avait erré dans les rues, enveloppé dans son manteau, dissimulant les marques de sang et l’odeur de poudre de ses vêtements, sentant le liquide vital se plaquer contre sa peau, à travers sa chemise trempée et déjà froide. Il avait marché à l’aveugle, hagard, abasourdi, avant de se rendre à l’évidence. Il n’avait plus d’avenir. Se rendre aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne. S’effondrer définitivement. Capituler. C’était l’unique solution.

Un seul nom résonnait dans sa tête.

François Kubiela, le spécialiste dont lui avait parlé Nathalie Forestier.

Lui seul saurait le soigner, le comprendre, le protéger…

Voilà pourquoi il avait attendu le matin.

Il voulait voir le professeur en personne…

Maintenant, il marchait parmi les jardins du campus de Sainte-Anne. Au-dessus des bâtiments, la lumière se situait entre chien et loup. Chaplain pensait à un combat. Du sang sur le ciel, des marques de crocs, des déchirures… Il entendait presque, au-dessus des toitures, les rugissements des bêtes…

Les jardins étaient déserts. Les haies de charmille suivaient une ligne parfaite. Les branches dénudées étaient coupées net. Les bâtiments offraient des façades lisses et noirâtres, des angles bruts — et aucun ornement. Tout était fait ici pour cadrer les esprits tordus.

Chaplain suivit les allées au hasard. Il avait la bouche sèche, le ventre vide. Une sorte de vertige irradiait dans ses membres et ses organes. Il sentait dans ses poches le poids de ses armes — un CZ et un Sig Sauer, il avait lu la marque sur l’extrémité du canon. Face à un tel spécimen, seul Kubiela n’appellerait pas les flics. Il lui donnerait le temps de s’expliquer. Après tout, il connaissait un versant de l’affaire…

Les rues portaient des noms de malades célèbres : Guy de Maupassant, Paul Verlaine, Vincent Van Gogh… Il scrutait les panneaux, les frontispices des bâtiments, mais ne trouvait pas ce qu’il cherchait. Nathalie Forestier lui avait parlé de la CMME, la « Clinique des maladies mentales et de l’encéphale ». Il suffisait de trouver un infirmier et de lui demander son chemin.

Quelques pas encore et il aperçut un homme qui balayait, en bleu de chauffe. Le type était jeune. Il arborait une barbe blond pâle, une tignasse bouclée et des sourcils assortis. Il ne l’avait pas vu, absorbé dans son mouvement de va-et-vient. Sur une intuition, Chaplain se dit qu’il s’agissait d’un aliéné à qui on avait confié cette mission de confiance. Il n’était plus qu’à quelques pas de lui. Il allait demander l’orientation du service quand le balayeur leva les yeux.

D’un coup, son visage s’éclaira :

— Bonjour, professeur Kubiela. Ça fait longtemps qu’on vous a pas vu !

V

FRANÇOIS KUBIELA

125

« C’est à la fois le monde de la psychiatrie et l’univers de la peinture qui est aujourd’hui en deuil. François Kubiela est mort mardi 29 janvier 2009 sur l’autoroute A31, non loin de la frontière luxembourgeoise, aux environs de 23 heures. On ignore comment il a perdu le contrôle de sa voiture. Le psychiatre est entré en collision avec la glissière de sécurité peu avant la sortie de Thionville-Metz nord, à une vitesse estimée à 140 kilomètre-heure. Le véhicule a aussitôt pris feu. Le temps que les premiers secours interviennent, le corps de François Kubiela était gravement brûlé… »

Chair de poule. Encore sous le choc de la découverte de sa nouvelle identité — sans doute la seule véritable —, Kubiela devait maintenant encaisser l’annonce de sa propre mort.

Il avait couru, affolé, parmi les rues du treizième arrondissement, puis trouvé un cybercafé ouvert près de la station de métro Glacière. À peine assis, il avait frappé son nouveau patronyme sur le clavier de l’ordinateur.

La première occurrence de Google était une notice nécrologique du Monde daté du 31 janvier. C’était bien de lui qu’il s’agissait. La page 25 du journal proposait une photo en noir et blanc du psychiatre décédé : lui-même, en blouse blanche, quelques rides en moins, sourire ravageur en plus.

Avant d’essayer de comprendre ce tour de magie — il était à la fois mort et vivant —, il se plongea dans l’histoire de feu François Kubiela, psychiatre et peintre reconnu, commençant par l’encadré qui résumait sa biographie en quelques dates.

18 novembre 1971. Naissance à Pantin, Seine-Saint-Denis (93)

1988. Commence ses études de médecine.

1992. Premières expositions personnelles.

1997. Publie sa thèse de doctorat en psychiatrie sur l’évolution de l’identité chez les jumeaux.

1999. Intègre l’EPS Paul-Guiraud de Villejuif.

2003. Rétrospective de ses œuvres à la galerie MEMO, à New York.

2004. Devient chef de service (le plus jeune de France) au Centre hospitalier Sainte-Anne.

2007. Publie Le jeu des moi sur le syndrome des personnalités multiples.

29 janvier 2010. Mort sur l’autoroute A31.

Ses suppositions se confirmaient. Il avait à peu près l’âge de ses faux papiers. Il avait mené deux chemins parallèles, psychiatrie et peinture. Côté personnel, pas d’épouse, pas d’enfant, pas même de compagne officielle. Mais il était certain, rien qu’en contemplant son propre sourire, qu’il n’était pas souvent resté célibataire.

Les bribes de souvenirs qui l’avaient traversé dans les jardins de Corto lui revenaient. Vacances hivernales au ski. Soirées intimes dans un appartement bourgeois à Paris. Crépuscules dans le sud de la France. Kubiela avait mené une existence aisée et brillante, sans jamais s’attacher ni s’engager. Chercheur solitaire ou prédateur égocentrique ? La réponse devait se situer quelque part entre les deux. Un homme sûr de ses aptitudes scientifiques et artistiques. Qui donnait à tous mais à personne en particulier.

1997.