Sa thèse de doctorat l’avait fait connaître. Disciple du psychologue de l’enfance René Zazzo, auteur de travaux sur la gémellité, il avait étudié durant plusieurs années des paires de jumeaux homozygotes. Comme Zazzo, il avait observé leur identité respective à travers leur évolution. Il avait analysé les liens invisibles qui les unissaient, les rendant perméables l’un à l’autre. Les ressemblances de caractère, les similitudes dans les réactions, et même les connexions télépathiques qui fascinent depuis des siècles chez ces frères et sœurs nés du même œuf. Tout cela, c’était le domaine de Kubiela.
À travers la gémellité, c’était déjà la problématique de l’identité qui l’intéressait. Qu’est-ce qui forge le moi ? Comment se fonde une personnalité ? Quels sont les rapports entre l’héritage de l’ADN et l’expérience du vécu ?
Les conclusions de Kubiela avaient surpris la communauté scientifique. Il rejetait dos à dos le principe fondateur de la psychanalyse (« on est ce qu’on a vécu durant l’enfance ») et le credo des nouvelles sciences neurobiologiques (« notre psyché se résume à une série de phénomènes physiques »). Sans nier la légitimité de ces tendances, Kubiela se référait, pour décrire et expliquer la personnalité de chaque être humain, à un petit quelque chose d’inné, de mystérieux qui provenait d’une machine supérieure — peut-être un mécanisme divin. Une théorie qui sortait délibérément des voies rationnelles et scientifiques.
Des voix nombreuses s’étaient élevées contre ce « spiritualisme de bazar ». Mais personne ne mettait en doute la qualité de ses études. D’ailleurs, parallèlement à ses écrits, il menait une carrière hospitalière sans faille, d’abord à Villejuif puis au CHU de Sainte-Anne, à Paris.
Dix ans après la publication de sa thèse, Kubiela avait écrit un nouveau livre, synthèse de ses travaux sur les personnalités multiples. Une fois encore, le livre avait provoqué des remous. D’abord parce que ce syndrome n’est pas officiellement reconnu en Europe. Ensuite, parce que Kubiela traitait chacune des personnalités de ces patients comme une cellule autonome, qui existerait en soi, et non comme les éclats d’une seule et même psychose. On retrouvait l’idée que ces identités avaient été déposées dans un seul esprit par une sorte de main céleste…
Il comprenait au moins une vérité : rien d’étonnant à ce que le chercheur ait été fasciné par le cas de Christian Miossens et par sa fugue psychique. Il avait trouvé là une nouvelle voie d’investigation. Après les jumeaux et les schizophrènes, le psychiatre avait jeté son dévolu sur les « voyageurs sans bagage ».
Il devinait la suite. Kubiela avait cherché d’autres cas en France. Il était tombé sur le fugueur dont lui avait parlé Nathalie Forestier, venu de Lorient. Il avait établi un lien entre ces deux patients. Il avait creusé, enquêté, remonté la piste de Sasha.com. Il s’était inscrit au club puis avait rencontré Feliz. Plus tard, dans des circonstances qu’il ne pouvait imaginer, il avait été lui-même sélectionné comme cobaye pour le protocole d’essais cliniques de Mêtis.
Bien sûr, pas un mot sur ces dernières recherches dans l’article — on se demandait seulement ce que le psychiatre faisait en pleine nuit sur l’autoroute A31. Qu’y faisait-il en effet ? Il n’existait aucune réponse puisque ce n’était pas lui qui était mort…
Kubiela s’attarda sur cette mise en scène. Qui était le corps calciné dans la voiture ? Un autre cobaye de Mêtis ? Un homme qu’on avait dû tuer d’une injection mortelle — les traces de brûlures avaient suffi à effacer la véritable cause de sa mort. À l’évidence, l’enquête avait été sommaire. Aucune raison de douter de l’identité du conducteur du véhicule — l’immatriculation, le signalement, les vêtements, la montre, les vestiges des documents retrouvés, tout correspondait à François Kubiela. Pourquoi Mêtis s’était-il donné tout ce mal ? Les responsables de l’expérience craignaient-ils que la disparition d’un psychiatre en vue pose plus de problèmes que les habituels « paumés » du protocole ?
Il passa au versant artiste de son existence. Autodidacte — voilà pourquoi il n’avait rien trouvé lors de son étude croisée —, Kubiela avait commencé à peindre parallèlement à ses études de médecine, présentant ses premières toiles dans des expositions collectives. Tout de suite, ses tableaux avaient été remarqués. On était à la fin des années 1990.
En quelques clics, Kubiela trouva des illustrations. Les tableaux rappelaient les autoportraits de Narcisse mais le contexte était différent. Il était toujours présent sur la toile, mais perdu cette fois dans des environnements plus larges, plus surréalistes. Des places vides à la Chirico, des sites antiques, des architectures étranges, hors du temps et de l’espace. De dos, Kubiela errait dans ces décors. Sur chaque toile, il tenait un miroir et s’observait du coin de l’œil. Ainsi, on voyait deux fois son visage, trois quarts avant, trois quarts arrière. Qu’avait-il voulu exprimer avec cette mise en abyme ?
Le prix de ses toiles n’avait cessé de monter — pour exploser après sa mort. Où était passé cet argent ? Qui avait hérité ? Ce détail lui rappela Narcisse. Curieux que personne n’ait fait le rapprochement entre les œuvres du peintre fou et celles de Kubiela, offrant le même personnage central : lui-même. Les réseaux étaient sans doute différents…
Il passa aux origines. François Kubiela était né dans une famille d’immigrés polonais à Pantin. Père ouvrier, mère au foyer — assurant sans doute des boulots domestiques pour arrondir les fins de mois. Le couple s’était saigné pour financer les études de leur fils unique. Le père, Andrzej, était mort en 1999. L’article ne disait rien sur la mère, Francyzska — elle était donc encore vivante. François n’avait conservé aucun lien avec ses racines polonaises mais, selon l’article, il avait gardé une nostalgie de son enfance en banlieue et des valeurs simples défendues par ses parents. D’ailleurs, il n’avait jamais caché ses opinions marquées à gauche, bien qu’exécrant tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au communisme — Kubiela n’avait pas oublié ses origines.
Il stoppa sa lecture. Prit soudain conscience de son état, de sa position. Pas rasé, hirsute, enroulé dans son manteau, afin de cacher les déchirures de sa chemise violette raidie de sang. Réellement coupable cette fois de deux meurtres. Il partit se chercher un café. Il était sonné. À la fois groggy et fébrile. La violence de la nuit. La nouvelle de sa mort. La découverte de sa véritable identité. Il y avait de quoi perdre les pédales.
Il but une gorgée de café dont il ne sentit que la brûlure. La sensation lui rappela les breuvages infects de la machine de l’unité Henri-Ey. Combien de temps depuis Bordeaux ? Deux semaines ? Trois ? Combien de vies, de morts ? Il retourna s’asseoir devant son écran. La photo de François Kubiela, blouse blanche et tignasse noire, l’attendait. Il leva son gobelet à sa santé.
Maintenant, il devait avancer. Il n’avait plus le choix. Il avait voulu confier son destin à Kubiela et n’avait trouvé que lui-même. Il devait donc repartir en chasse… Pour commencer, dénicher une planque. Il avait de l’argent mais ne pouvait plus retourner dans un hôtel. Il détenait des faux papiers mais pour quel usage ? Après le double assassinat du loft, sa tête allait revenir au premier plan dans les médias.
Une idée lui vint. La plus simple qui soit.
Retourner chez sa mère.
Qui irait le chercher chez Francyzska Kubiela, mère d’un psychiatre décédé ? Il effaça l’historique de ses recherches puis se connecta à l’annuaire de l’Île-de-France.
Il existait une Francyzska Kubiela à Pantin.