Elle habitait au 37, impasse Jean-Jaurès.
Ces noms, ces chiffres ne lui disaient rien. Sa mémoire personnelle était toujours cadenassée. Il vivait avec un cerveau de plâtre, il y était habitué. Mais sa mère ? Comment allait-elle réagir ? Quand elle ouvrirait la porte à son fils mort depuis un an, elle allait sans doute avoir une attaque cardiaque.
S’agissait-elle d’une vieille femme encore vive ?
Ou au contraire d’une momie claquemurée dans son pavillon ?
Un seul moyen de le savoir.
Il plia ses affaires et prit le chemin de la sortie.
126
Anaïs Chatelet sortit de la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis à 10 heures du matin. Les procédures administratives avaient duré plus de quarante minutes. Elle avait répondu aux questions, signé des documents. On lui avait rendu ses bottes, son blouson, ses papiers d’identité, son portable. En résumé, elle était libre. Avec une convocation ferme chez le juge le lundi suivant et une obligation de rester à Paris. Son contrôle judiciaire démarrait ce jour. Elle devait pointer une fois par semaine au commissariat où elle avait été arrêtée la première fois, place des Invalides.
Sur le seuil de la prison, elle ferma les paupières et inhala l’air frais à pleins poumons. La bouffée lui parut d’un coup purifier tout son système respiratoire.
Une voiture était stationnée à cent mètres, se découpant très net sur fond d’abribus et de ciel de zinc. Elle reconnaissait le véhicule. En tout cas son style. Une Mercedes noire aux allures de corbillard. Son père. Mi-grand patron, mi-général de dictature.
Elle se dirigea vers la bagnole. Après tout, elle lui devait sa libération. Elle n’était pas parvenue à cinq mètres que Nicolas jaillit de la voiture :
— Mademoiselle Anaïs…
Le petit trapu avait encore la larme à l’œil. Elle se demandait comment un tortionnaire du calibre de son père avait pu se trouver un aide de camp aussi sensible. Elle lui fit une bise sur la joue et plongea à l’arrière.
Jean-Claude Chatelet l’attendait, confortablement installé, toujours bronzé, toujours magnifique. Sous l’éclairage du plafonnier, il évoquait une arme dangereuse et scintillante, à l’abri dans son écrin de cuir sombre.
— Je suppose que je dois te remercier ?
— Je ne t’en demande pas tant.
La portière claqua. Nicolas s’installa au volant. Quelques secondes plus tard, ils étaient en route pour la N104, direction Paris. Anaïs observait son père du coin de l’œil. Chemise de lin turquoise et pull en V bleu marine. Il paraissait avoir directement été téléporté du pont de son yacht jusqu’aux méandres gris des échangeurs de l’Essonne.
Obscurément, Anaïs était contente de le retrouver. Le revoir, c’était renouer avec sa haine. C’est-à-dire sa colonne vertébrale.
— Tu es encore venu me porter un message ?
— Cette fois, il s’agit d’un ordre.
— Elle est bonne.
Il ouvrit l’accoudoir en bois de ronce qui les séparait. Une cavité aux parois isolantes abritait des boissons gazeuses mais aussi des Thermos brillantes comme des torpilles.
— Tu veux boire quelque chose ? Café ? Coca ?
— Café, très bien.
Chatelet la servit dans un verre gansé d’un treillis de rotin. Anaïs but une gorgée. Elle ferma les yeux malgré elle. Le meilleur café du monde. Elle se ressaisit. Pas question de se laisser gagner par ce poison familier : la chaleur, la douceur, le raffinement apportés par ces mains meurtrières.
— Tu vas rester quelques jours à Paris, fit le bourreau avec son accent modulé. Je t’ai réservé un hôtel. Tu iras voir ton contrôleur judiciaire puis le juge. Pendant ce temps, nous ferons transférer ton dossier à Bordeaux et je te ramènerai en Gironde.
— Dans ton fief ?
— Mon fief est partout. Ta présence dans cette voiture le prouve.
— Je suis impressionnée, fit-elle sur un ton ironique.
Chatelet se tourna vers elle et lui planta son regard dans les yeux. Il avait des iris clairs, enjôleurs, corrupteurs. Par chance, elle avait hérité des yeux de sa mère. Des yeux de Chilienne gris anthracite, un minerai qu’on trouve à des milliers de mètres sous terre, au pied de la cordillère des Andes.
— Je ne déconne pas, Anaïs. La fête est finie.
Après l’avertissement du dimanche précédent, on passait à la sanction. Retour au bercail et basta. Elle n’avait quitté Fleury que pour cette liberté surveillée. La poigne de fer de la prison pour le gant de velours de son père.
— Je te l’ai dit une fois, reprit-il. Ces gars-là ne plaisantent pas. Ils sont missionnés. Ils représentent un système.
— Parle-moi de ce système.
Chatelet soupira et s’enfonça dans son siège. Il paraissait comprendre que lui non plus, il n’avait pas le choix. S’il voulait convaincre sa fille, il lui fallait se mettre à table.
La pluie martela le pare-brise avec une violence soudaine, fouettant les vitres en de longues traînées bruissantes. D’un geste sec, l’œnologue ouvrit une canette de Coca Light.
— Il n’y a pas de complot, fit-il à voix basse. Ni machination ni plan caché comme tu le crois.
— Je ne crois rien. Je t’écoute.
— Mêtis a été fondée par des mercenaires français et belges, dans les années 60. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Il y a longtemps que la société n’a plus rien à voir avec ce genre d’activités.
— Mêtis fait partie des compagnies majeures en matière de psychotropes. Ses scientifiques mènent des recherches sur le contrôle du cerveau.
— Mêtis est un groupe chimique et pharmaceutique, au même titre que Hoechst ou Sanofi-Aventis. Ça ne fait pas d’eux des conspirateurs de la manipulation mentale.
— Et ses boîtes de sécurité ?
— Elles protègent les unités de production. Pur usage interne.
Anaïs avait parcouru la liste des clients de l’ACSP. Son père mentait — ou se trompait. La boîte louait ses services à d’autres entreprises en Gironde, toutes activités confondues. Mais peut-être que ses clients principaux appartenaient à la nébuleuse Mêtis. Passons.
— Je connais deux hommes qui ont une étrange conception des métiers de la sécurité.
— Mêtis n’est pas en cause. Les responsables de ce bordel sont ceux qui ont utilisé l’ACSP pour couvrir leurs… intervenants.
Il était donc au courant des détails de l’opération. Un coup de tonnerre retentit, comme l’onde de choc d’un séisme. Le ciel paraissait en granit, ou un quelconque minerai qui craquait de l’intérieur.
— Qui ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse.
— Mêtis développe de nouveaux produits. Des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères, des neuroleptiques… En amont des sites de production, des laboratoires isolent des molécules, synthétisent, mettent au point des pharmacopées. C’est le fonctionnement normal d’un groupe pharmaceutique.
— Quel rapport avec les mercenaires de l’ACSP ?
Le Boiteux buvait lentement son Coca. Il observait à travers l’averse les lignes grises, parfois tachées de couleurs, derrière la vitre. Des usines, des entrepôts, des centres commerciaux.
— L’armée garde un œil sur ces recherches. Le cerveau humain est et restera toujours la cible fondamentale. Mais aussi, si tu préfères, l’arme primordiale. Nous avons passé la dernière moitié du siècle dernier à développer l’arme nucléaire. Tout ça pour surtout ne pas l’utiliser. Contrôler l’esprit, c’est une autre manière d’éviter le combat. Comme dit Lao-tseu : « Le plus grand conquérant est celui qui sait vaincre sans bataille. »