Выбрать главу

Ainsi s’était développée la famille Kubiela.

Sur un secret. Un abandon. Un mensonge.

Le jumeau noir avait survécu. Il avait grandi, mûri, pressenti la vérité. Au fil des foyers, des familles d’accueil, il s’était interrogé sur sa véritable origine. Adulte, il avait mené une enquête. Il avait découvert son histoire et décidé de reprendre les choses là où elles en étaient restées, en 1971, au fond du ventre de leur mère.

Jamais vengeance n’avait connu source plus profonde.

Kubiela observait encore les échographies. Elles lui paraissaient rouges. Baignées de sang et de haine. Brûlantes comme un cratère. Il voyait les deux frères ennemis, Abel et Caïn, flottant en apesanteur, prêts pour le duel.

Kubiela était le jumeau faible, l’être prostré des images, celui qui se cachait les yeux avec les mains. À la naissance, tout s’était inversé. Il était devenu l’élu, le préféré, le vainqueur. Il avait grandi dans la chaleur d’une famille alors que son frère croupissait quelque part, dans un foyer anonyme ou une famille rémunérée par l’État.

Maintenant, il payait ses dettes. On n’échappe pas à son destin. Tout se passait comme dans la mythologie grecque. La grossesse de Francyzska faisait figure d’oracle. On y lisait l’avenir, en transparence.

Kubiela n’avait aucune preuve qui confirmait son hypothèse, mais il sentait, dans ses tripes, qu’il voyait juste. Au fond, il l’avait toujours su. Voilà pourquoi, à chaque fugue psychique, il s’était fait appeler « Janusz », « Freire », « Narcisse », « Nono »… Des noms exprimant, d’une façon ou d’une autre, la dualité.

Il aurait dû y penser plus tôt. Freire pouvait s’écrire « frère ». Janus était le dieu aux deux visages. Narcisse était tombé amoureux de son reflet. Quant à Nono, avec ses deux syllabes identiques, il reproduisait, graphiquement, le face-à-face des fœtus in utero…

Ces noms étaient autant de signaux. Ils invitaient l’autre à surgir, à se matérialiser. L’appel avait été entendu. Le jumeau noir était revenu, à travers des crimes en série. Le fils du diable, renié, rejeté, éloigné, avait commis ces meurtres en s’inspirant de mythes immémoriaux parce qu’il se considérait le juste héros d’une histoire universelle. Le retour du fils exilé. La vengeance du héros malmené. Œdipe. Jason. Ulysse.

Il avait tout organisé pour que Kubiela endosse la culpabilité des meurtres.

Pour qu’il finisse sous les verrous ou abattu par les flics.

135

Amiens, 11 heures du matin.

Le Centre hospitalier Philippe-Pinel est une forteresse de briques entièrement dédiée à la folie. Une citadelle construite au XIXe siècle, une époque où les asiles étaient des villes en soi, où les aliénés cultivaient leurs potagers, élevaient leur bétail, fondaient des familles entre eux. Une époque où la démence, ne pouvant être soignée, représentait seulement une anomalie à bannir, éloigner, cacher.

Le site Philippe-Pinel couvre plus de trente hectares de terrain.

Le premier portail franchi, Kubiela remonta une longue allée encadrée d’arbres, en direction de la seconde enceinte, qui se présente comme une cité fortifiée, rouge et brune.

Il s’était endormi au milieu de la nuit parmi ses paperasses et ses échographies. Il n’avait même pas eu la force d’éteindre son ampoule. Il avait rêvé encore de fœtus s’affrontant dans une forêt de vaisseaux sanguins. Quand il s’était réveillé, trempé de sueur, il faisait encore nuit. Seule la lumière électrique l’enveloppait comme un beurre rance et écœurant. Malgré ses courbatures et ses pensées poisseuses, il avait eu une révélation : son enquête ne pouvait plus avancer sans un retour aux sources — sa mère. Il avait pris le train, gare du Nord, jusqu’à Amiens, puis s’était rendu en taxi au CHU, situé à Dury, dans la périphérie de la préfecture de la Picardie.

Deuxième enceinte. Le psychiatre était habitué aux HP mais il fut impressionné par l’épaisseur des murs. Les moellons paraissaient si profonds qu’on aurait pu y creuser des tunnels. Construit selon un plan rectangulaire autour d’une chapelle, le site présentait des édifices de différentes tailles, évoquant une vraie ville : gare, mairie, boutiques… Kubiela ignora le pavillon d’accueil et essaya de se repérer grâce aux panneaux. En vain. Les blocs portaient seulement des numéros, sans la moindre précision sur les spécialités ou l’origine géographique des usagers.

Il marcha au hasard. Pas un rat dans les allées, sous les galeries ouvertes. En plus d’un siècle, les bâtiments avaient subi des aménagements mais l’esprit restait le même. Des façades sans fioriture, des frontispices gravés en lettres romaines, des voûtes arc-boutées sur des zones d’ombre. Comme à Sainte-Anne : du solide.

Le soleil était apparu à travers les nuages. Un soleil d’hiver, terne et tiède. Cette pâle chaleur répondait à sa propre fièvre. Il marchait et grelottait en même temps. Il ne pouvait croire à cette perspective : il allait retrouver sa propre mère. Cette idée l’angoissait. Et en même temps, il se sentait blindé. Sa mémoire aussi fermée que les remparts de briques qui l’entouraient.

Il croisa enfin deux infirmières. Il expliqua qu’il venait voir sa mère, internée ici depuis des années. Elles se regardèrent : avec ses vêtements froissés, sa barbe de deux jours, Kubiela ressemblait plutôt à un hospitalisé d’office. Sans compter l’autre question : comment un fils pouvait-il ignorer où se trouvait sa propre mère, hospitalisée depuis des lustres ? Les femmes ne connaissaient pas le nom : il y avait ici plus de 500 usagers. Elles lui expliquèrent que le pavillon 7, celui des chroniques, se situait à l’ouest, trois blocs plus loin.

Kubiela se remit en route, sentant leurs regards appuyés dans son dos. Cela aurait pu être pire. Il craignait surtout d’être reconnu. Sans doute, du temps de son existence officielle, venait-il régulièrement voir sa mère et le personnel du pavillon était-il au courant de sa propre mort. Ou peut-être un infirmier avait-il vu sa tête à la télévision ?

Pavillon 7. Il reconnut l’enclos grillagé et les portes à doubles serrures spécifiques des espaces réservés aux patients dangereux. Il sonna et vit arriver une femme aux épaules de culturiste, l’air pas commode. Aucune lueur dans son regard : elle ne le reconnaissait pas. Il donna le nom de sa mère. Francyzska Kubiela séjournait bien dans ce pavillon. L’infirmière était nouvelle.

À travers le grillage, Kubiela s’expliqua, inventant des missions médicales à l’étranger et d’autres prétextes à son absence, redoutant que la marâtre lui demande des papiers d’identité. Pour créer un écran de fumée, il lâcha quelques termes psychiatriques qui firent mouche. L’infirmière déverrouilla le portail.

— Je vous accompagne, fit-elle d’un ton sans appel.

Ils marchèrent à travers les allées bordées de pelouses et d’arbres centenaires. Les branches nues ressemblaient à des câbles électriques arrachés. Ils croisèrent plusieurs usagers. Bouches baveuses ou commissures asséchées. Regards apathiques. Bras ballants. La routine.

— Elle est là-bas, fit l’infirmière en ralentissant.

Kubiela aperçut une silhouette emmitouflée dans une doudoune bleu éclatant, assise sur un banc. Il ne distinguait pas son visage, dissimulé sous des cheveux raides et gris. Elle portait d’énormes baskets blanches de rappeur, dont les semelles semblaient montées sur ressorts.

Il se dirigea vers l’étrange personnage. L’infirmière lui emboîta le pas.