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Un homme avançait vers lui.

Un marin-pêcheur.

Le personnage se précisa. Un homme de grande taille, portant ciré de pluie, salopette à bretelles, gilet auto-gonflant et cuissardes. Son visage était masqué par une capuche serrée à visière. Kubiela n’avait jamais tenté d’imaginer l’assassin de l’Olympe et après tout, ce fantôme de plastique et de feu pouvait faire l’affaire.

Le tueur n’était plus qu’à quelques mètres. Dans une main, il tenait le chalumeau. De l’autre, il tirait une bouteille de métal montée sur roulettes — elle contenait l’oxygène qui alimentait le rayon incandescent.

Kubiela tentait d’apercevoir son visage. Quelque chose dans l’allure générale du meurtrier, son maintien voûté, lui paraissait familier.

— Content de te revoir, fit l’hôte en abaissant sa capuche.

Jean-Pierre Toinin. Le psychiatre qui avait veillé sur sa naissance tragique et sur la folie de sa mère. L’homme qui avait assisté au sacrifice de son frère. Le vieillard qui connaissait toute son histoire. Et qui l’avait sans doute écrite. Je suis celui qui t’a créé.

— Excuse-moi mais je dois fermer cette bon Dieu de porte.

Kubiela s’écarta et laissa passer le croque-mitaine. Il sentit passer le souffle brûlant de l’arc. Il évalua la carrure de l’homme, sa force. Malgré son âge, il pouvait avoir porté sur ses épaules le Minotaure ou Icare. Il pouvait avoir transporté une tête de taureau ou affronté un géant comme Ouranos.

D’un mouvement brusque, il tira la porte puis régla sa flamme qui prit une couleur orange fruité. Le rugissement monta dans les aigus. Toinin visa la jointure de métal, à hauteur de la serrure. Kubiela ne respirait plus. Toute chance d’évasion était en train de fondre, littéralement, sous ses yeux. D’un côté, une porte soudée. De l’autre, la rage de l’océan.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ?

Il parlait au tueur. Il croyait halluciner.

— Je condamne cette issue.

— Pour l’eau ?

— Pour nous. Nous ne pourrons plus sortir par là.

Le faisceau avait pris une blancheur de gel mais c’était un gel porté à plusieurs centaines de degrés. Kubiela voyait le métal se disloquer en un ruban rougeoyant qui noircissait aussitôt. D’un coup, il sortit de son apathie.

Il marcha vers le vieux débris qui œuvrait à genoux et le souleva du sol :

— Où est-elle ?

Toinin tourna son chalumeau et s’écria, d’un air faussement paniqué :

— Tu vas te brûler, malheureux !

Kubiela le lâcha mais répéta plus fort :

— Où est Anaïs ?

— Là-bas.

Le septuagénaire tendit sa flamme vers une porte latérale, sur la gauche. Un accès aux hangars. Kubiela vit ou crut voir une silhouette trempée des pieds à la tête, recroquevillée à terre. La prisonnière avait l’allure d’Anaïs mais elle portait une cagoule sur la tête.

Kubiela s’élança. Toinin lui barra le chemin de son faisceau mortel. La brûlure lui passa à hauteur des yeux.

— Ne l’approche pas, chuchota-t-il. Pas encore…

— Tu vas m’en empêcher ? hurla Kubiela en passant sa main dans son dos.

— Si tu l’approches, elle mourra. Tu peux me faire confiance.

Il s’immobilisa. Aucun doute à ce sujet. En matière de stratégies tordues, il pouvait faire confiance à Toinin. Il relâcha la crosse du CZ.

— Je veux la preuve que c’est Anaïs.

— Suis-moi.

Tirant son chariot à roulettes, le colosse s’orienta vers l’ombre. Kubiela lui emboîta le pas avec méfiance. Les reflets de la flamme virevoltaient dans les flaques. Le bruit râpeux du chalumeau se mêlait au grondement des vagues.

L’assassin s’arrêta à quelques pas de la captive. Il lâcha son chariot et tendit le bras vers elle. Kubiela crut qu’il allait arracher la cagoule. Au lieu de ça, il lui remonta les manches. Les marques d’automutilations barraient sa chair ruisselante.

Dans un flash, Kubiela revit leur brève soirée à Bordeaux :

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?

Anaïs avait les poignets entravés par un collier Colson. Elle parut se réveiller. Elle s’agita mollement. Chacun de ses gestes trahissait l’épuisement, la faiblesse — ou la came.

— Tu l’as droguée ?

— Un simple sédatif.

— Elle est blessée ?

— Non.

Kubiela ouvrit sa veste, révélant sa chemise tachée d’hémoglobine :

— Et ça ?

— Ce n’est pas son sang.

— À qui est-il ?

— Qu’importe ? Le sang, ce n’est pas ça qui manque.

— Sous la cagoule, elle est bâillonnée ?

— Elle a les lèvres collées. Une glu chimique très efficace.

— Salopard !

Il bondit. L’homme braqua sa flamme :

— Ce n’est rien. Elle pourra se faire soigner quand vous sortirez d’ici.

— Parce que nous allons sortir ?

— Tout dépend de toi.

Kubiela se passa la main sur le front : les embruns et la sueur se mélangeaient sur sa peau en une boue salée.

— Qu’est-ce que tu veux ? capitula-t-il.

— Que tu m’écoutes. Pour commencer.

145

— J’ai connu ta mère dans un dispensaire, en 1970. Je dirigeais un service d’accueil, à mi-chemin entre l’assistance sociale et la psychiatrie. Avec son mari, Francyzska s’était enfuie de Silésie. Ils n’avaient pas un sou. Andrzej bossait sur des chantiers. Francyzska gérait ses troubles mentaux. On a dit plus tard que c’était sa grossesse qui l’avait rendue folle, mais c’est faux. Je peux te dire qu’elle était déjà malade avant toute l’histoire…

— De quoi souffrait-elle ?

— Elle était à la fois bipolaire, schizophrène, dépressive… Tout ça à la sauce catho.

— Tu l’as soignée ?

— C’était mon boulot. Mais surtout, elle m’a servi pour mes expériences.

Son sang se glaça :

— Quelles expériences ?

— Je suis un pur produit des années 70. La génération des psychotropes, de l’anti-psychiatrie, de l’ouverture des asiles… À l’époque, on pensait que la chimie était le seul avenir pour notre discipline. On allait tout guérir par les drogues ! Parallèlement à mes activités de psychiatre, j’ai monté un labo de recherche. Pas grand-chose. Je n’avais aucun moyen. J’ai pourtant découvert une molécule, presque par hasard. L’ancêtre de la DCR 97, que j’ai réussi à synthétiser.

— La quoi ?

— La molécule du protocole Matriochka.

— À l’époque, que soignait-elle ?

— Rien. Elle favorisait seulement l’alternance des humeurs, des pulsions… Une espèce de bipolarité renforcée.

— Tu… tu l’as injectée à Francyzska ?

— Pas à elle. À ses fœtus.

La logique souterraine de toute l’histoire. Les jumeaux dont les tempéraments étaient si distincts étaient déjà des cobayes. Ils représentaient des esquisses des expériences à venir.

— Les résultats étaient extraordinaires. Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer ces effets. La molécule n’avait pas modifié le patrimoine génétique des embryons mais leur comportement, dès la vie intra-utérine. Les pulsions négatives surtout étaient localisées chez un seul enfant. Un être hostile, agité, agressif, qui cherchait à tuer son frère.