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— Je suis le docteur Mathias Freire, dit-il enfin. Je suis responsable des urgences de l’hôpital.

— Vous allez vous occuper de moi ?

La voix grave était éteinte. Freire ne distinguait pas nettement les traits que dissimulait l’ombre du Stetson. L’homme paraissait avoir la tête d’un géant de dessins animés. Nez en trompette, bouche d’ogre, menton lourd.

— Comment vous vous sentez ?

— Il faut s’occuper de moi.

— Vous voulez bien me suivre ?

Il ne bougea pas.

— Suivez-moi, fit Freire en tendant le bras. On va vous aider.

Le visiteur recula par réflexe. Un rayon de lumière le toucha. Freire eut confirmation de ce qu’il avait entrevu. Un visage à la fois enfantin et disproportionné. Le gars devait avoir la cinquantaine. Des touffes de cheveux argentés sortaient de son chapeau.

— Venez. Tout va bien se passer.

Freire avait pris son ton le plus convaincant. Les malades mentaux possèdent une hyperacuité affective. Ils sentent tout de suite si on les manipule. Pas question de jouer au plus fin avec eux. Tout se passe cartes sur table.

L’amnésique se décida à avancer. Freire pivota, mains dans les poches, l’air détaché, et reprit le chemin de l’hôpital. Il s’efforçait de ne pas regarder derrière lui — façon de montrer qu’il avait confiance.

Ils marchèrent jusqu’au portail. Mathias respirait par la bouche, avalant l’air froid et détrempé comme on suce des glaçons. Il éprouvait une fatigue immense. Le manque de sommeil, le brouillard, mais surtout ce sentiment d’impuissance, récurrent, face à la folie qui tous les jours multipliait ses visages…

Que lui réservait ce nouvel arrivant ? Que pourrait-il faire pour lui ? Freire se dit qu’il n’avait qu’une faible chance d’en savoir plus sur son passé. Et une chance plus faible encore de le guérir…

Être psychiatre, c’était ça.

Écoper une barque qui coule avec un dé à coudre.

2

Il était 9 heures du matin quand il monta dans sa voiture — un break Volvo déglingué qu’il avait acheté d’occasion à son arrivée à Bordeaux, un mois et demi plus tôt. Il aurait pu rentrer chez lui à pied — il habitait à moins d’un kilomètre — mais il avait pris l’habitude de se laisser rouler, au volant de sa guimbarde.

Le Centre hospitalier spécialisé Pierre-Janet était situé au sud-ouest de la ville, non loin du groupe hospitalier Pellegrin. Freire habitait le quartier Fleming, entre Pellegrin et la cité universitaire, à l’exacte frontière de Bordeaux, Pessac et Talence. Son quartier était une zone anonyme de maisons roses aux toits de tuiles, toutes identiques, avec haies taillées et petits jardins pour le côté « propriété privée ». Un bonheur à taille humaine, qui se répétait au fil des allées, comme des jouets désuets sur une chaîne industrielle.

Freire roulait au pas, franchissant la brume qui refusait toujours de se lever. Il ne voyait pas grand-chose mais cette ville ne l’intéressait pas. On lui avait dit : « Vous verrez, c’est un petit Paris. » Ou : « C’est une ville de prestige. » Ou encore : « C’est l’Olympe des vins ! » On lui avait dit beaucoup de choses. Il n’avait rien vu. Il percevait vaguement Bordeaux comme une cité bourgeoise, hautaine — et mortifère. Une agglomération plate et froide qui dégageait, à chaque coin de rue, l’atmosphère compassée d’un hôtel particulier de province.

Il n’avait pas non plus été confronté à l’autre visage de Bordeaux — sa célèbre bourgeoisie. Ses collègues psychiatres étaient plutôt de vieux gauchistes en lutte contre cette tradition. Des râleurs qui constituaient, sans s’en apercevoir, un des versants obligés de cette classe qu’ils critiquaient. Il avait limité ses liens avec eux aux conversations du déjeuner : histoires drôles de fous qui avalent des fourchettes, tirades contre le système psychiatrique français, projets de vacances et points de retraite.

Il aurait voulu pénétrer la société bordelaise qu’il aurait échoué. Freire souffrait d’un handicap majeur : il ne buvait pas de vin. Ce qui revenait en Aquitaine à être aveugle, sourd ou paraplégique. On ne lui avait jamais fait de reproches mais le silence qui l’entourait était éloquent. À Bordeaux, pas de vin, pas d’amis. C’était aussi simple que ça. Il ne recevait jamais de coups de fil, ni de mails, ni de SMS. Aucune communication autre que professionnelle — sur le réseau intranet de l’hôpital.

Il était parvenu dans son quartier.

Ici, chaque pavillon portait le nom d’une gemme. Topaze. Diamant. Turquoise… C’était la seule manière de distinguer les maisons entre elles. Freire habitait « Opale ». À son arrivée à Bordeaux, il avait cru choisir cette baraque en raison de sa proximité avec l’hôpital. Il se trompait. Il s’était décidé pour ce quartier parce qu’il était neutre et impersonnel. Un lieu idéal pour s’enfouir. Se camoufler. Se fondre dans la masse. Il était venu ici pour tirer un trait sur son passé parisien. Un trait sur l’homme qu’il avait été jadis : praticien reconnu, distingué, courtisé dans son milieu.

Il se gara à quelques mètres de son pavillon. Le brouillard était si épais que la municipalité avait laissé les réverbères allumés.

Il n’utilisait jamais son garage. Dès qu’il fut sorti de sa voiture, il eut l’impression de plonger dans une piscine d’eau laiteuse. Des milliards de gouttelettes en suspens matérialisaient l’atmosphère, comme une toile pointilliste.

Il accéléra le pas, fourrant les mains dans les poches de son imper. Relevant une fois de plus son col, il sentit le picotement glacé de la brume dans son cou. Il se faisait penser à un détective privé, dans un vieux film hollywoodien, héros solitaire en quête de lumière.

Il ouvrit la barrière du jardin, traversa les quelques mètres de pelouse luisante d’humidité, tourna sa clé dans la serrure.

À l’intérieur, le pavillon reproduisait la banalité du dehors. Dix fois, cent fois, se répétait dans le quartier la même disposition : vestibule, salon, cuisine, chambres au premier étage… Avec les mêmes matériaux. Parquet flottant. Murs de crépi blanc. Portes en contre-plaqué. Les habitants exprimaient leur personnalité par leur mobilier.

Il ôta son imper et s’orienta vers la cuisine sans allumer. L’originalité chez Freire, c’était qu’il n’avait pas de meubles, ou presque. Ses cartons de déménagement, toujours fermés, étaient entreposés le long des murs, en guise de décor. Il vivait dans un appartement-témoin, mais le témoin n’avait rien à dire.

À la lueur des réverbères, il se prépara un thé. En évaluant ses chances de trouver le sommeil pour quelques heures. Nulles. Il reprenait sa permanence à 13 heures : autant bosser jusque-là sur ses dossiers. Sa nouvelle journée finirait à 22 heures. Il s’écroulerait alors, sans dîner, regardant vaguement une émission de variétés à la télévision. Puis il remettrait ça le lendemain, dimanche, jusqu’au soir. Enfin, après une solide nuit de sommeil, il réattaquerait son lundi selon des horaires plus ou moins normaux.

En observant les feuilles qui infusaient au fond de la théière, il se dit qu’il devait réagir. Ne plus collectionner les permanences. S’imposer une hygiène de vie. Faire du sport. Manger à heures fixes… mais ce genre de réflexions faisaient aussi partie de son quotidien confus, répétitif, sans but.

Debout dans la cuisine, il souleva la passoire remplie de thé et contempla la couleur brune qui s’intensifiait. Reflet exact de son cerveau qui sombrait dans les idées noires. Oui, se dit-il en replongeant les feuilles, il avait voulu s’enfouir ici dans la folie des autres. Pour mieux oublier la sienne.