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— Oublie. Concentre-toi sur l’administratif. Je veux aussi la bio complète de Duruy. Appelle Jaffar. Qu’il secoue le réseau social. Les foyers. Les assoces. Qu’il retourne dans les coins à clodos et dans les squats. Vois aussi avec Conante. Qu’il continue à mater les CD de vidéo-surveillance. Il faut loger Duruy sur ces images. Je veux son emploi du temps des derniers jours jusqu’à la dernière seconde. Priorité absolue.

Anaïs raccrocha et démarra. Elle avait hâte de quitter ces lieux d’emprisonnement et de folie. Elle roula pendant plusieurs minutes jusqu’à la cité universitaire située aux abords de Talence. Nouveau parking. Nouveau stop. Elle consulta ses SMS. Le Coz lui avait envoyé les coordonnées de la pharmacienne. Elle rappela aussi sec Sylvie Gentille. La femme n’avait pas son registre avec elle — elle passait son dimanche en famille — mais se souvenait du médecin traitant de Philippe Duruy. David Thiaux. Un toubib du quartier.

Nouveau coup de fil. Anaïs tomba sur l’épouse du praticien. Comme tous les dimanches, Thiaux faisait son 18 trous au golf de Laige. Anaïs connaissait. Elle tourna sa clé de contact et prit la direction de Caychac, où se trouvait le parcours.

Au volant, elle réfléchit à son entrevue avec l’amnésique. Impossible de se faire une idée. Physiquement, l’homme était impressionnant. Pour le reste, il avait l’air d’un simple d’esprit. A priori, incapable de faire le moindre mal à une mouche, mais elle était payée pour ne pas se fier aux a priori. Une seule certitude : le géant n’avait ni le profil d’un tueur organisé, ni celui d’un dealer de haut vol.

14 heures 30. Anaïs filait sur la route du Médoc. Elle passa à sa rencontre avec le toubib. Le meilleur pour la fin.

Mathias Freire représentait l’archétype du beau ténébreux. Des traits réguliers, mais tourmentés par une agitation intérieure. Des yeux sombres, intenses, refusant de livrer leur secret. Une chevelure plus noire encore, ondulée, romantique en diable. Quant aux frusques, elles trahissaient une indifférence totale pour l’apparence extérieure. Dans sa blouse chiffonnée, Freire ressemblait à un lit défait. Elle l’avait trouvé encore plus sexy…

Calme-toi, Anaïs. Elle avait déjà confondu boulot et sentiments, et cela avait toujours abouti à des catastrophes. Dans tous les cas, la position du psy n’arrangeait pas ses affaires. Il privilégierait toujours son patient contre l’enquête et ne se jetterait pas sur son téléphone s’il découvrait quelque chose…

Elle aperçut le panneau du golf de Laige. Au fond, elle était heureuse de bosser un dimanche. Au moins, elle ne passerait pas son après-midi à rêvasser sur son canapé, en écoutant Wild horses des Stones ou Perfect day de Lou Reed. Le boulot était la dernière bouée des naufragés du cœur.

16

De longs bâtiments de bois cendré, dans le style Bahamas, ouvraient le terrain de golf. Structures en mélèze, bardage et toiture en Red Cedar. Les vallons verdoyants enveloppaient ces lignes grises comme un complément de programme.

Anaïs se gara sur le parking, glissant sa Golf entre les 4 × 4 Porsche Cayenne et les Aston Martin. Sortant de sa caisse, elle eut envie de cracher sur ces carrosseries lustrées ou de péter un ou deux rétroviseurs. Elle haïssait le golf. Elle haïssait la bourgeoisie. Elle haïssait Bordeaux. À se demander pourquoi elle était revenue. Mais c’est toujours bon d’alimenter sa haine. De la nourrir comme on nourrit un fauve. Cette énergie négative la maintenait debout.

Elle marcha jusqu’au Club-House. En franchissant le seuil, elle imagina soudain tomber nez à nez avec son père. Elle appréhendait toujours cette éventualité. Encore une raison qui aurait dû l’éloigner de cette ville.

Elle lança un coup d’œil dans les salons et la boutique d’équipement. Pas de visage familier. Elle craignait aussi, dans ces milieux privilégiés, d’être reconnue comme la fille Chatelet. Personne dans les hautes sphères de Bordeaux n’avait oublié le scandale associé à ce nom.

Elle rejoignit le bar. Elle était étonnée, avec ses jeans et ses bottes à bouts ferrés, que personne ne l’ait encore foutue dehors. Les golfeurs — des hommes pour la plupart — étaient accoudés au comptoir de bois verni. Ils portaient tous l’uniforme réglementaire. Pantalons à carreaux. Polos de mailles serrées. Chaussures à clous. Les marques s’affichaient avec obscénité. Ralph Lauren. Hermès. Louis Vuitton…

Elle se présenta au barman, montrant discrètement sa carte, et expliqua ce qui l’amenait. L’homme appela le chef des caddies. Un dénommé Nicolas selon le badge épinglé sur son pull vert. Le Dr David Thiaux était en plein parcours. Anaïs sortit avec le caddie. Elle s’apprêtait à prendre une mini-voiture quand on leur signala que le toubib venait de rentrer au vestiaire. Anaïs se fit guider.

— C’est là, fit Nicolas en stoppant devant une villa en bois, posée au pied d’un tertre. Mais c’est réservé aux hommes.

— Accompagnez-moi.

Ils entrèrent dans le repaire des mâles. Crépitements de douche, brouhaha de voix graves, effluves de sueur et de parfum. Des hommes se rhabillaient, debout devant leur casier à porte en bois. D’autres sortaient de la douche, ruisselants, bite en berne. D’autres encore se recoiffaient ou s’enduisaient de gel hydratant.

Anaïs eut l’impression de pénétrer, physiquement, dans l’antre de la toute-puissance masculine. On devait parler ici fric, pouvoir, politique, victoires sportives. Et bien sûr sexe. Chacun devait évoquer ses maîtresses, ses prouesses, ses satisfactions, au même titre que ses scores sur le green. Pour l’instant, personne ne faisait attention à elle.

Elle s’adressa à Nicolas :

— Où est Thiaux ?

Le caddie désigna un homme qui achevait de boucler sa ceinture. Grand, massif, la cinquantaine grisonnante. Anaïs s’approcha et sentit un nouveau trouble l’envahir. Le mec ressemblait à son père. Même visage large, bronzé, magnifique. Même gueule de propriétaire foncier, qui aime sentir ses terres sous ses pieds.

— Docteur Thiaux ?

L’homme sourit à Anaïs. Son malaise s’approfondit. Les mêmes yeux d’iceberg, qui n’offrent leur transparence que pour mieux vous couler.

— C’est moi.

— Anaïs Chatelet. Capitaine de police à Bordeaux. Je voudrais vous parler de Philippe Duruy.

— Philippe, oui, je vois très bien.

Il cala son talon sur le banc pour lacer sa chaussure. Il paraissait indifférent au raffut et à l’agitation autour de lui. Anaïs laissa filer quelques secondes.

L’homme passa à la deuxième chaussure :

— Il a des ennuis ?

— Il est mort.

— Overdose ?

— Exactement.

Thiaux se redressa et hocha la tête avec lenteur, d’un air fataliste.

— La nouvelle n’a pas l’air de vous surprendre.

— Avec ce qu’il s’envoyait dans les veines, il n’y a pas de quoi s’étonner.

— Vous lui prescriviez du Subutex. Il essayait d’arrêter ?

— Il avait ses périodes. Lors de sa dernière visite, il en était à 4 milligrammes de Sub. Il semblait en bonne voie mais je n’avais pas trop d’espoir. La preuve…

Le médecin enfila son loden.

— Quand avez-vous vu Philippe pour la dernière fois ?

— Il faudrait que je consulte mon agenda. Il y a deux semaines environ.

— Que savez-vous sur lui ?

— Pas grand-chose. Il venait au dispensaire pour sa prescription mensuelle. Il laissait son chien dehors et ne racontait pas sa vie.