— Avec un fusil hypodermique. Il l’a piqué et l’a décapité.
— Et les autres ?
— Ils ont dû s’écarter. Le premier réflexe du taureau est la fuite.
Anaïs connaissait ce paradoxe. Un taureau de combat n’est pas agressif. C’est son attitude de défense, anarchique, désordonnée, qui donne l’impression d’hostilité.
— Sa nourriture a pu être empoisonnée ?
— Non. En hiver, on leur donne du foin et du pienso. Un complément alimentaire. Les stocks ne sont manipulés que par nos gardians. Et puis, les bêtes mangent toutes dans la même auge. Un projecteur hypodermique. Y a pas d’autre solution.
— Vous possédez un stock d’anesthésiques dans la ferme ?
— Non. Quand on doit endormir une bête, on appelle le véto. C’est lui qui vient avec ses produits et son fusil.
— Vous connaissez quelqu’un qui s’intéresse de près aux toros bravos ?
— Plusieurs milliers. Ils viennent à chaque feria.
— Je parle de quelqu’un qui se serait approché de vos champs. Un rôdeur.
— Non.
Anaïs examinait la gorge béante de l’animal. Les muscles et les chairs avaient pris une couleur violacée. Un panier de mûres noires. Des cristaux minuscules en pailletaient la surface.
— Parlez-moi de la mise à mort.
— Comment ça ?
— Comment est tué le taureau dans l’arène ?
L’homme prit un ton d’évidence :
— Le matador enfonce son épée dans la nuque du taureau jusqu’à la garde.
— La lame, combien mesure-t-elle ?
— 85 centimètres. On doit atteindre l’artère ou une veine pulmonaire.
En flash, Anaïs vit — sentit — la lame s’enfouir sous la cuirasse noire, violentant les chairs, les organes. Elle se revit, elle, petite fille terrifiée sur les gradins de pierre. Elle se jetait dans les bras de son père qui la protégeait en éclatant de rire. Salopard.
— Mais avant ça, les picadors ont tranché le ligament de la nuque avec leur pique.
— Ouais.
— Ensuite, les banderilleros continuent le boulot, en triturant la plaie et en précipitant l’hémorragie.
— Si vous avez les réponses, pourquoi vous posez les questions ?
— Je veux me faire une idée des étapes de la mise à mort. Tout ça doit saigner un max, non ?
— Non. Tout se passe à l’intérieur du corps. Le matador doit éviter les poumons. Si le taureau crache du sang, le public n’aime pas ça.
— Tu m’étonnes. L’épée, c’est le coup de grâce ?
— Vous commencez à m’emmerder. Vous cherchez quoi au juste ?
— Notre agresseur pourrait être un matador.
— Je dirais plutôt un boucher.
— Ce n’est pas synonyme ?
Le mayoral se dirigea vers la porte. L’entrevue était terminée. Anaïs avait encore une fois gâché son interrogatoire. Elle le rattrapa sur le seuil. La pluie s’était arrêtée. Un soleil incertain filtrait dans la cour, faisant briller les flaques comme des miroirs.
Elle aurait dû rattraper le coup mais ne put s’empêcher de demander :
— C’est vrai que les toros bravos ne voient jamais de femelles ? Ça les rend plus agressifs d’avoir les couilles pleines ?
Bernard Rampal se tourna vers elle. Il prononça entre ses dents serrées :
— La tauromachie est un art. Et tout art a ses règles. Des règles séculaires.
— On m’a dit que dans le campo, ils se montaient les uns sur les autres. Des enculés dans l’arène, ça la fout plutôt mal, non ?
— Cassez-vous de chez moi.
21
Merde. Merde. Merde.
Au volant de sa voiture, Anaïs s’injuriait elle-même. Après son interrogatoire foireux de la veille auprès du médecin golfeur, elle remettait ça avec l’éleveur de taureaux. Il lui était impossible de ne pas être agressive. Impossible de ne pas tout gâcher avec ses attaques puériles, ses provocations à deux balles. Elle avait en charge une enquête criminelle et elle la jouait punk rebelle, en lutte contre le bourgeois.
Le sang lui cognait à la tête. Une suée glacée voilait son visage. Si l’un ou l’autre client appelait le Parquet, elle était morte. On choisirait un autre enquêteur, plus expérimenté, moins impulsif.
Elle stoppa à Villeneuve-de-Marsan. Se moucha, s’envoya une rasade de collutoire et un coup de pulvérisateur. Elle hésitait à visiter les gendarmes. Il faudrait être plus que jamais diplomate et elle s’en sentait incapable à cet instant. Elle mettrait Le Coz sur ce coup. Le meilleur pour les relations extérieures.
Elle enclencha une vitesse et repartit aussi sec. Cette fois, elle délaissa les départementales et joignit la N10 puis l’E05. Direction Bordeaux.
Son portable sonna. Elle répondit d’un geste — elle roulait à 180 kilomètre-heure.
— Le Coz. J’ai bossé toute la nuit, sur Internet. Et ce matin, auprès de l’état civil et des services sociaux.
— Fais-moi la synthèse.
— Philippe Duruy est né à Caen, en 1988. De parents inconnus.
— On n’a pas l’identité de la mère ?
— Non. Il est né sous X. Si on veut ouvrir le dossier, il va falloir mener une procédure et…
— Continue.
— Placé sous tutelle de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il rebondit de foyers en familles d’accueil. Il s’y tient à carreau, ou à peu près. À 15 ans, il atterrit à Lille. Il commence un CAP d’agent de restauration polyvalent. Pour bosser dans les cantines. Au bout de quelques mois, il plaque tout et devient punk à chien. Des rangers, un molosse, et en route. On retrouve sa trace deux ans plus tard, au festival d’Aurillac.
— C’est quoi ?
— Un festival consacré au théâtre de rue. Il est interpellé pour détention de stupéfiants. Mineur, il est libéré.
— Quels stupéfiants ?
— Amphètes, ecsta, acide. J’ai trouvé aussi la trace d’au moins deux autres interpellations. À chaque fois dans le sillage d’un festival de rock ou d’une rave. Cambrai en avril 2008. Millau en 2009.
— Pour possession de stupéfiants ?
— Plutôt pour baston. Notre ami était du genre querelleur. Il s’est embrouillé avec les videurs.
Anaïs revoyait le corps de la victime qui comptait plus d’os que de kilos. Le môme n’avait pas froid aux yeux. Ou alors il était complètement défoncé chaque fois. Une chose était sûre : pas question de lui injecter de force quoi que ce soit. Le tueur l’avait approché en douceur.
— Et plus récemment ?
— Tout ce que j’ai, c’est une apparition en janvier dernier.
— À Bordeaux ?
— À Paris. Un autre concert. Le 24 janvier 2010 à l’Élysée-Montmartre. Duruy s’est battu, encore une fois. Il avait sur lui deux grammes de brown. Commissariat de la Goutte-d’Or. Cellule de dégrisement. Garde à vue. On l’a libéré dix-huit heures plus tard, sur ordre du juge.
— Pas de mise en examen ?
— Deux grammes, c’est de la consommation personnelle.
— Ensuite ?
— Plus rien jusqu’à la fosse de maintenance. On peut supposer qu’il est revenu ici fin janvier.
Inutile de retracer son passé de zonard par le menu. Seuls comptaient les derniers jours. L’assassin était une rencontre de dernière heure, qui n’appartenait pas au monde de la zone.
— T’as des nouvelles des autres ?
— Jaffar a passé la nuit avec les zonards.