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Deux ans auparavant, à 43 ans, Mathias Freire avait commis la pire faute déontologique à l’hôpital spécialisé de Villejuif : il avait couché avec une patiente. Anne-Marie Straub. Schizophrène. Maniaco-dépressive. Une chronique destinée à vivre et à mourir en institut. Quand il songeait à son erreur, Freire n’y croyait toujours pas. Il avait transgressé le tabou des tabous.

Pourtant, rien de malsain ni de pervers dans son histoire. S’il avait connu Anne-Marie hors des murs de l’hôpital, il en serait instantanément tombé amoureux. Il aurait éprouvé pour elle le même désir, violent, irraisonné, que celui qui l’avait saisi au premier regard, dans son bureau. Ni les cellules d’isolement, ni les médicaments, ni les cris des autres malades n’avaient pu freiner sa passion. Un coup de foudre, tout simplement.

À Villejuif, Freire vivait sur le campus, dans un bâtiment excentré. Chaque nuit, il gagnait le pavillon d’Anne-Marie. Il revoyait tout. Le couloir tapissé de linoléum. Les portes percées de hublots. Son trousseau qui lui permettait d’accéder à chaque espace. Ombre dans l’ombre, Mathias était guidé — propulsé plutôt — par son désir. Chaque nuit, il traversait la salle d’arthérapie. Chaque fois, il baissait les yeux pour ne pas voir les tableaux d’Anne-Marie aux murs. Elle peignait des plaies noires, tordues, obscènes, sur fond rouge. Parfois, elle coupait même la toile à la spatule, comme Lucio Fontana. Quand il contemplait ses œuvres à la lumière du jour, Mathias se disait qu’Anne-Marie était une des patientes les plus dangereuses de l’hôpital. La nuit, il détournait le regard et filait vers sa cellule.

Ces nuits l’avaient brûlé pour toujours. Étreintes passionnées dans la chambre verrouillée. Caresses mystérieuses, inspirées, envoûtantes. Discours délirants, chuchotés à son oreille. « Ne les regarde pas, mon chéri… Ils ne sont pas méchants… » Elle parlait des esprits qui, selon elle, les entouraient dans les ténèbres. Mathias ne répondait pas, les yeux ouverts dans l’obscurité. Droit dans le mur, se répétait-il. Je vais droit dans le mur.

Après l’amour, il s’était endormi. Une heure. Peut-être moins. Quand il s’était réveillé — il devait être trois heures du matin —, le corps nu d’Anne-Marie se balançait au-dessus du lit. Elle s’était pendue. Avec sa ceinture à lui.

Durant une seconde, il n’avait pas compris. Il croyait encore rêver. Il avait même admiré cette silhouette aux seins lourds qui l’excitait déjà à nouveau. Puis la panique avait explosé dans ses veines. Il avait enfin saisi que tout était fini. Pour elle. Pour lui. Il s’était rhabillé en abandonnant le corps, sa ceinture fixée à la crémone de la fenêtre. Il avait fui à travers les couloirs, évité les infirmiers, rejoint son pavillon comme un nuisible son terrier.

Hors d’haleine, l’esprit chaviré, il s’était injecté une dose de sédatif dans le pli du coude et s’était roulé en boule dans son lit, drap sur la tête.

Quand il s’était réveillé, douze heures plus tard, la nouvelle était connue de tous. Personne n’était étonné — Anne-Marie avait plusieurs fois tenté d’en finir. Une enquête avait été ordonnée pour connaître l’origine de cette ceinture d’homme. On n’avait jamais pu déterminer sa provenance. Mathias Freire n’avait pas été inquiété. Pas même interrogé. Depuis près d’un an, Anne-Marie Straub n’était plus sa patiente. La suicidée n’avait aucune famille proche. Aucune plainte n’avait été déposée. Affaire classée.

À compter de ce jour, Freire avait assuré son boulot en pilotage automatique, alternant antidépresseurs et anxiolytiques. Pour une fois, le cordonnier était bien chaussé. Aucun souvenir de cette période. Consultations au radar. Diagnostics confus. Nuits sans rêve. Jusqu’à ce que l’opportunité de Bordeaux se présente. Il s’était jeté dessus. Il s’était sevré. Avait fait ses valises et pris le TGV sans se retourner.

Depuis son installation au CHS, il avait opté pour une nouvelle attitude professionnelle. Il évitait toute implication dans son travail. Ses patients n’étaient plus des cas mais des cases à remplir : schizophrénie, dépression, hystérie, TOC, paranoïa, autisme… Il cochait, désignait le traitement adéquat — et restait à distance. On le disait froid, désincarné, robotisé. Tant mieux. Jamais plus il n’approcherait un patient. Jamais plus il ne s’impliquerait dans son boulot.

Lentement, il revint à la réalité présente. Il se tenait toujours devant la fenêtre de la cuisine, face à la rue déserte, noyée de brume. Son thé était noir comme du café. Le jour était à peine levé. Derrière les haies, les mêmes maisons. Derrière les fenêtres, les mêmes existences, encore endormies. On était samedi matin et la grasse matinée était de rigueur.

Mais un détail ne cadrait pas.

Un 4 × 4 noir était stationné le long du trottoir, à une cinquantaine de mètres, les phares allumés.

Freire essuya la buée sur la vitre. À cet instant, deux hommes en manteau noir sortirent de la voiture. Freire plissa les yeux. Il les distinguait mal mais leurs silhouettes rappelaient celles des officiers du FBI dans les films. Ou encore les deux personnages parodiques de Men in Black. Que foutaient-ils ici ?

Freire se demanda s’il ne s’agissait pas de membres d’une milice privée, engagés par les habitants du quartier, mais ni la voiture, ni l’élégance des rôdeurs ne correspondaient à ce profil. Ils se tenaient maintenant appuyés sur le capot du 4 × 4, insensibles à la bruine. Ils fixaient un point précis. Mathias sentit de nouveau sa douleur derrière l’œil.

Ce que ces types trempés fixaient à travers le brouillard, c’était son propre pavillon. Et plus certainement encore sa silhouette à contre-jour dans la cuisine.

3

Freire retourna au CHS à 13 heures après avoir sommeillé sur son canapé, avec plusieurs dossiers en guise de couverture. Pas un chat aux urgences. Ni malades en détresse, ni clodos ivres morts, ni forcenés ramassés sur la voie publique. Un vrai coup de chance. Il salua les infirmières qui lui donnèrent son courrier et les dossiers tapés la veille. Il fila dans son bureau de permanence qui n’était autre que son cabinet d’examen-salle de repos.

Parmi les documents, il ouvrit en priorité le PV de constatation concernant l’amnésique de la gare Saint-Jean. Le document était rédigé par un certain Nicolas Pailhas, capitaine au poste de la place des Capucins. La veille, Freire n’avait pas tenté d’interroger le cow-boy ni essayé de comprendre quoi que ce soit. Il l’avait expédié au lit après l’avoir ausculté et lui avoir prescrit un analgésique. On verrait demain.

Dès les premières lignes du PV, Freire fut captivé.

L’inconnu avait été découvert aux environs de minuit par des cheminots dans un poste de graissage situé le long de la voie 1. L’homme avait forcé la serrure et s’était planqué dans le cabanon. Quand les techniciens lui avaient demandé ce qu’il faisait là, il avait été incapable de répondre, n’avait pas su non plus donner son nom. Hormis son Stetson et ses bottes en lézard, l’intrus était vêtu d’un manteau de laine grise, d’une veste de velours usé, d’un sweat-shirt marqué du logo CHAMPION et d’un jean troué. Il ne portait aucun document officiel ni quoi que ce soit qui permette de l’identifier. Le mec avait l’air en état de choc. Il éprouvait des difficultés à parler. Parfois même à saisir les questions qu’on lui posait.

Plus inquiétant, il tenait deux objets qu’il refusait de lâcher. Une clé à molette énorme, le modèle 450 mm, et un annuaire d’Aquitaine daté de 1996 — un de ces pavés de plusieurs milliers de pages en papier bible. La clé et l’annuaire étaient tachés de sang. Le Texan ne pouvait expliquer la présence de ces objets entre ses mains. Ni celle du sang.