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— Ta voiture ? Tu te souviens de ça ?

— Je crois, ouais.

— Tu sais où tu as mis tes clés ?

— Merde, fit-il en palpant, par réflexe, les poches de son pantalon. C’est vrai. J’en sais rien.

— Et tes papiers d’identité ?

Bonfils perdit tout enthousiasme :

— Je sais pas ce que j’en ai foutu non plus. Je sais plus rien…

Freire prit la rampe sur la droite et suivit la direction de Biarritz. L’atmosphère changea d’un coup. Le soleil braquait maintenant ses rayons à découvert. Les rues montaient et descendaient comme sous l’influence d’une humeur sautillante. Des maisons à colombages rouges ou bleus jaillissaient d’une autre époque — d’une autre culture. Au sommet de chaque colline, les toits de tuiles roses s’égrenaient jusqu’à la mer. C’était d’une beauté violente, intacte, presque primitive.

— Laisse tomber la bagnole, dit Bonfils d’une voix sourde. Suis le littoral. Après Bidard, c’est Guéthary.

Ils longèrent une côte éclaboussée de genêts et de bruyères, où les constructions balnéaires s’agglutinaient au point de se chevaucher. Ces baraques n’avaient plus rien de traditionnel ni d’harmonieux. Pourtant, un parfum basque, très ancien, plus fort que tout, flottait. Les pins, les ajoncs, les tamaris venaient lécher le seuil des maisons. L’air marin, doré, salé, surfait sur le vent et enluminait chaque détail.

Mathias souriait malgré lui. Il se dit qu’il aurait dû s’installer dans cette région. La route devint d’un coup plus étroite — on ne pouvait passer qu’à une seule voiture — jusqu’à une petite place de village ombragée. Ils étaient arrivés à Guéthary. Serrées au coude à coude, les maisons à colombages avaient l’air de mener un conciliabule, penchées sur les terrasses des cafés. Au fond, un fronton de pelote basque se dressait comme une main, en signe de bienvenue.

— Tout droit, fit Bonfils d’une voix chargée d’excitation. On arrive au port.

23

Mathias Freire pensait avoir le cuir dur mais les retrouvailles entre Patrick et Sylvie le touchèrent en profondeur. L’âge des protagonistes, leur amour qu’on sentait encore frémissant, et cette pudeur tout en retenue qui s’exprimait par des cillements, des mots murmurés, des gestes hésitants, bien plus poignants que de grandes effusions.

Il y avait aussi leur dégaine de laissés-pour-compte. Sylvie était une petite femme rougeaude, à la face ravagée de rides et de cicatrices. Sa couperose et ses traits bouffis trahissaient un passé d’alcoolique. Comme Patrick, elle avait dû connaître des années à ciel ouvert. Au bout de leurs galères, ces deux-là s’étaient trouvés.

Le décor ajoutait au réalisme poétique de la scène. Le port de Guéthary n’était qu’une pente de ciment où s’échouaient quelques barques, peintes de couleurs vives. Le temps s’était déjà couvert. À travers les nuages, le soleil s’obstinait pourtant et distillait une lumière vitreuse. La séquence semblait se dérouler au fond d’une bouteille de verre — comme celles qui abritent des voiliers miniatures.

— Je sais pas comment vous remercier, dit Sylvie en se tournant vers Mathias.

Il s’inclina en silence. Sylvie fit un geste vers une coursive en bois, accotée à la roche, qui surplombait la mer :

— Venez. On va marcher.

Freire observa son allure. Cheveux gras, pull informe, pantalon de jogging poché, baskets sans âge… Dans ce naufrage, seuls les yeux surnageaient. Brillants et vifs comme deux galets clairs, laqués de pluie.

La femme contourna les barques à sec et prit le chemin de la passerelle. Patrick, de son côté, se dirigea vers une barque à flot, amarrée à quelques mètres de la jetée. Sans doute son fameux bateau, sujet de tous les stress. La coque affichait fièrement en lettres jaunes : JUPITER.

Freire rattrapa Sylvie, s’accrochant à la rampe branlante. Elle roulait une cigarette d’une main, indifférente aux embruns et au relief de la coursive.

— Vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé ?

Freire raconta. La gare Saint-Jean. La fugue psychique de Patrick. Ses efforts inconscients pour devenir quelqu’un d’autre. Le hasard de l’infirmière de Guéthary. Il occulta le détail du sang sur l’annuaire et la clé, la présence d’un cadavre à la gare Saint-Jean : Anaïs Chatelet déboulerait bien assez vite.

Sylvie ne disait rien. Un gros briquet rouillé se matérialisa entre ses doigts. Elle alluma sa clope.

— C’est pas croyable, finit-elle par lâcher d’une voix rauque.

— Ces derniers jours, vous n’avez rien remarqué de bizarre dans son attitude ?

Elle haussa les épaules. Ses mèches filandreuses se plaquaient sur sa face usée. Elle tirait de grosses bouffées et recrachait des panaches de locomotive, aussitôt balayés par le vent marin.

— Patrick, il parle pas beaucoup…

— Il n’a jamais eu d’absences ? Des pertes de mémoire ?

— Non.

— Parlez-moi de ses soucis.

Elle fit quelques pas sans répondre. La mer grondait sous leurs pieds. Elle respirait. Vrombissait. Reculait pour mieux revenir avec une fureur redoublée.

— Des histoires de fric. Rien d’original. Patrick avait fait un emprunt pour le bateau. Y voulait être son propre chef. Mais la saison a pas été bonne.

— Des saisons, il y en a plusieurs dans l’année, non ?

— Je parle de la plus importante. Celle d’octobre. Le thon blanc. On a tout juste eu de quoi vivre et payer les autres, les collègues. Alors, la banque…

— Pour l’achat du bateau, comment avez-vous fait ? Il avait un apport ?

— C’est moi qu’ai apporté les fonds.

Freire marqua sa surprise. Sylvie sourit.

— J’ai pas l’air comme ça mais j’ai du bien. Enfin, j’avais. Une cabane à Bidart. On l’a vendue et on a investi dans le rafiot. Depuis, on coule. Les dettes aux fournisseurs. Les traites de la banque. Vous pouvez pas comprendre…

Sylvie paraissait penser que Mathias appartenait à la classe des milliardaires. Il ne s’en formalisa pas. Les sensations prenaient le pas sur ses pensées. Les bourrasques du large étaient chargées d’embruns et de soleil argenté. Il sentait le sel sur ses lèvres. La lumière de mercure au bout de ses cils.

La petite bonne femme lançait des regards par-dessus son épaule, en direction de Patrick. Il avait sauté à bord du bateau et trifouillait dans sa cale — sans doute le moteur. Elle le surveillait comme une mère son gamin.

— Il vous a parlé de sa vie… d’avant ?

— Sa femme, vous voulez dire ? Il en parle pas beaucoup mais c’est pas un secret.

— Il a des contacts avec elle ?

— Jamais. Ça s’est mal fini entre eux.

— Pourquoi il n’a pas divorcé ?

— Avec quel fric ?

Freire n’insista pas. Il n’avait aucune expérience dans ce domaine. Mariage. Engagement. Divorce. Des notions étrangères à sa vie.

— Sur son enfance, il vous a dit quelque chose ?

— Vous savez donc rien, répliqua-t-elle avec une nuance de mépris.

— Quoi ?

— Il a tué son père.

Mathias encaissa le coup.

— Son père était ferrailleur, continua-t-elle. Patrick l’aidait.

— À Gheren ?

— Le bled où ils vivaient avec ses parents. J’me souviens plus du nom.

— Que s’est-il passé ?

— Y se sont battus. Le père picolait et il cognait. Il a glissé dans le bac d’acide qui servait à décaper les vieux métaux. Le temps que Patrick le sorte de là, le vieux était mort. Il avait 15 ans. Moi, je dis que c’est un accident.