— Vous ne m’avez pas dit la vérité hier.
— Quelle vérité ?
— Patrick n’est pas Patrick. Ce personnage est déjà le résultat d’une fugue psychogène. Sa première femme, son père brûlé à l’acide, la Légion, tout ça, c’est bidon, vous le savez depuis longtemps.
Sylvie se renfrogna :
— Qu’est-ce que ça peut faire ? On est heureux comme ça.
Freire devait avancer avec précaution. Pas d’enquête possible sans l’aide de Sylvie. Pas de vérité sans le soutien de la petite bonne femme…
— Ce n’est pas si simple, fit-il d’une voix plus calme. Patrick est malade. Vous ne pouvez le nier. Et il restera malade si on le laisse vivre dans un mensonge.
— Je comprends rien à ce que vous racontez.
Mathias lisait la peur sur le visage de Sylvie. Elle craignait la vérité. Elle craignait le véritable passé de Patrick. Pourquoi ? Le cow-boy avait peut-être des enfants, des épouses, des dettes… Ou peut-être pire : un passé criminel.
— On peut marcher ?
Sans un mot, Sylvie le dépassa et suivit la ligne bouleversée des vagues. Freire jeta un bref regard à Patrick, qui venait de l’apercevoir sous sa capuche. Il lui fit un grand signe amical de la main mais ne lâcha pas ses filets. Vraiment un innocent.
Freire rattrapa Sylvie. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable sombre. Au-dessus d’eux, des oiseaux slalomaient entre les rayures de pluie. Goélands, mouettes, cormorans… C’étaient du moins les noms qui lui venaient… Leurs cris éraillés se détachaient sur les grondements de l’océan.
— Je veux pas qu’on touche à Patrick.
— Je dois l’interroger. Je dois fouiller sa mémoire. Il ne pourra retrouver un véritable repos qu’en réintégrant son identité d’origine. Son inconscient ne cesse de lui mentir. Il vit dans une illusion, dans un mensonge qui lui ronge l’esprit et menace son équilibre. Cela ne changera absolument rien dans votre relation. Au contraire, il pourra enfin la vivre pleinement.
— Que vous dites. Et s’il se rappelle une autre ? S’il a des…
Sylvie n’acheva pas sa phrase. Elle tourna violemment la tête, comme si elle avait été surprise par un bruit. Freire ne comprenait pas : il n’avait rien entendu. Elle se tordit à nouveau, dans un sens puis dans un autre, comme touchée deux fois par une force invisible.
— Sylvie ?
Elle tomba à genoux. Stupéfait, Mathias vit qu’il lui manquait la moitié du crâne. La cervelle nue fumait dans l’air froid. La seconde suivante, son torse ruisselait de sang. Il eut un coup d’œil réflexe vers Patrick sur son rocher. Le géant se cambra, la nuque détruite, comme mordue par un animal invisible. Son ciré s’emplit de rouge. Puis sa poitrine partit en éclaboussures sombres sur fond de ciel orageux.
La scène, le mouvement, en un déclic subliminal, rappelèrent à Freire les images de l’assassinat de Kennedy. À cet instant seulement, il comprit. On leur tirait dessus. Sans la moindre détonation.
Il baissa les yeux et remarqua les crépitements dans le sable, des impacts plus forts, plus profonds que ceux des gouttes de pluie. Des balles. Des tirs étouffés par un silencieux. À travers l’averse et les embruns, une pluie de métal sifflait, frappait, détruisait.
Freire ne se posait plus de questions.
Il courait déjà vers le sentier en direction de sa voiture.
29
Le tireur n’était pas seul. Un autre devait l’attendre, en haut de la côte, près de sa Volvo. Slalomant entre les arbustes, Freire leva les yeux. Personne en vue. Il lança un coup d’œil circulaire par-dessus son épaule. Sur la pente d’en face, à plus de trois cents mètres, un homme dévalait un chemin de sable parmi la végétation serrée. Il tenait quelque chose de noir. Sans doute un pistolet automatique. Le sniper ou son complice ? Au même instant, des impacts vinrent écorcher les buissons près de Freire. C’était la réponse.
Le tireur était encore en position et l’avait repéré.
Il tomba en arrière plus qu’il ne plongea dans les buissons. Pins, ronces, genêts, il crapahuta là-dedans, à quatre pattes, cherchant à grimper tout en s’écartant de la piste. Il progressa, s’écorcha — et tenta d’aligner deux idées. Impossible. Seules les images sanglantes revenaient frapper sa conscience. Le crâne ouvert de Sylvie. Le corps du géant touché de plein fouet.
Freire jaillit du maquis, à hauteur de la maison des Bonfils. Il s’était déporté de cinquante mètres par rapport à la Volvo. Il courut dans sa direction, le long de la voie ferrée, se tordant les chevilles sur le ballast. Il ne voyait plus l’homme au flingue, et toujours pas le sniper. Il n’était plus qu’à quelques mètres du véhicule quand le pare-brise devint d’un coup blanc comme du sucre. Un pneu s’affaissa. Une vitre éclata.
Freire se jeta à couvert d’un groupe de pins, les poumons prêts à éclater. Ses actes ne passaient plus par sa conscience. Les balles sifflaient, toujours en direction de la voiture. Impossible de prendre le volant. Traverser la voie ferrée et courir sur la route bitumée ? Il serait une cible parfaite. S’il redescendait sur la plage, ce serait pire encore. Il n’avait plus de solution, aucune issue. Seulement la pluie qui s’abattait sur la terre, sur les feuilles, sur son cerveau…
Par réflexe, il tourna la tête. L’homme au calibre venait de surgir des taillis. Il courait dans sa direction, le long des rails, à travers l’averse. C’était bien un des deux hommes en noir. L’énarque aux sourcils broussailleux et aux cheveux rares. Il tenait un pistolet au canon trapu et lançait des regards de tous côtés. Freire devina qu’il ne l’avait pas vu.
Il s’accroupit. Aucune idée ne venait à sa rescousse. Il sentait l’eau ruisseler sur son visage. Les feuilles s’agiter autour de lui. Les odeurs violentes des végétaux et de la terre gorgée d’eau. Il aurait voulu s’enfouir dans cette nature. Se fondre dans la boue et les racines…
Le tonnerre gronda au loin. La terre vibra sous ses pieds. Un bref instant, il crut qu’il allait être foudroyé. Ou que le monde allait s’ouvrir pour l’enfouir dans ses abîmes. Se dressant comme un animal à l’affût, il comprit. Un train arrivait, avec son cortège de tremblements et de vibrations de métal. « Un TER »…, pensa-t-il.
Le convoi avançait au pas, sur sa droite. Avec sa voiture de tête jaune et rouge, qui traînait ses voitures comme un prisonnier tire ses chaînes. Coup d’œil à gauche : le tueur progressait dans sa direction mais ne l’avait toujours pas aperçu. Si par miracle il restait de l’autre côté de la voie pour laisser passer le train, il était sauvé. Le fracas devenait assourdissant. Le convoi n’était plus qu’à quelques mètres, roulant à faible allure. Freire s’enfonça derrière les pins mais eut le temps de voir le tueur se reculer.
Au-delà des rails.
Rendu invisible par la rame, Freire se redressa. Une voiture… Deux voitures… Des secondes de plomb, des mètres d’acier… Trois… Quatre… Les roues hurlaient sur les rails dans des gerbes d’étincelles. À la cinquième voiture — la dernière — Freire bondit dans son sillage.
Il tendit le bras, et agrippa la poignée extérieure de la porte. Il se prit les pieds dans les cailloux, trébucha mais lança son autre main. Ses doigts saisirent le métal. Il fut traîné pendant quelques mètres, se redressa, reprit de la vitesse, parvint à se hisser sur le marchepied.
Sans réfléchir, il actionna la poignée. Aucun résultat. Il essaya encore. Les rafales de pluie le cinglaient. Le vent le plaquait contre la paroi. Il s’acharnait toujours sur la portière. Il allait s’en sortir. Il fallait qu’il…