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18 heures.

Retour aux urgences.

Plus calmes. Seulement des candidats pour une HL, une Hospitalisation libre. Il les connaissait. En un mois et demi d’activité, il avait déjà eu le temps de repérer les malades à portes tournantes. L’interné suit un traitement à l’hôpital. Il récupère son autonomie, rentre chez lui, cesse de prendre ses neuroleptiques et rechute aussi sec. Alors, c’est « bonjour docteur ».

19 heures.

Plus que quelques heures à tirer. La fatigue lui martelait l’intérieur des orbites, à lui fermer les paupières de force. Il songea à l’amnésique. Toute la journée, il y était revenu par la pensée. Ce cas l’intriguait. Il s’isola dans son cabinet de consultation et chercha le numéro du poste de la place des Capucins. Il demanda à parler à Nicolas Pailhas, l’OPJ qui avait rédigé le PV de constatation. Le flic ne travaillait pas ce samedi. Faisant valoir sa position, Freire obtint son numéro de portable.

Pailhas répondit à la deuxième sonnerie. Mathias se présenta.

— Et alors ? fit l’autre d’un ton exaspéré.

Il n’aimait pas qu’on le dérange en plein week-end.

— Je voulais savoir si vous aviez progressé dans votre enquête.

— Je suis chez moi, là. Avec mes enfants.

— Mais vous avez lancé des pistes. Vous devez avoir des retours, non ?

— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.

Freire s’efforça au calme :

— Ce patient est sous ma responsabilité. Mon boulot est de le soigner. Ce qui signifie, entre autres, que je dois l’identifier et l’aider à retrouver la mémoire. Nous sommes partenaires dans cette affaire, vous comprenez ?

— Non.

Freire changea de cap :

— Dans la région, aucune disparition n’a été signalée ?

— Non.

— Vous avez contacté les associations qui s’occupent des SDF ?

— C’est en cours.

— Vous avez pensé aux gares qui se trouvent à proximité de Bordeaux ? Pas de témoins dans les trains de cette nuit-là ?

— On attend des réponses.

— Vous avez lancé un avis de recherche ? Un site internet avec un numéro vert ? Vous…

— Quand on sera en panne d’idées, on vous appellera.

Il ignora le sarcasme et changea encore de direction :

— Et les analyses du sang sur la clé et l’annuaire ?

— Du O +. Il pourrait appartenir à la moitié de la population française.

— Aucun acte de violence n’a été signalé cette nuit ?

— Non.

— Et l’annuaire ? Vous avez noté si une page, un nom était marqué ?

— J’ai l’impression que vous vous prenez pour un sacré flic.

Mathias serra les dents :

— Je cherche simplement à identifier cet homme. Encore une fois, nous poursuivons le même objectif. Je vais tenter demain une séance d’hypnose. Si vous avez le moindre indice, la moindre information qui puisse orienter mes questions, c’est le moment de me les donner.

— Je n’ai rien, grogna le flic. Je dois vous le chanter ?

— J’ai appelé votre commissariat. J’ai eu l’impression que personne ne bosse aujourd’hui sur cette affaire.

— Je reprends le boulot demain, fit le flic avec mauvaise humeur. Ce dossier est ma priorité.

— Qu’avez-vous fait de la clé et de l’annuaire ?

— Nous avons diligenté une procédure judiciaire et procédé à la saisie afférente.

— Ce qui veut dire en français ?

Le policier ricana, de l’humeur, il passait à l’humour :

— Tout est dans les mains de l’IJ. On aura les résultats lundi. Ça vous va comme ça ?

— À la moindre info, je peux compter sur vous ?

— OK, fit Pailhas sur un ton plus conciliant. Mais ça marche dans les deux sens. Si vous apprenez quoi que ce soit avec vos histoires d’hypnose, vous me contactez.

Après un temps, l’homme ajouta :

— C’est dans votre intérêt.

Mathias sourit. Le réflexe de la menace. Il faudrait psychanalyser chaque flic pour découvrir les raisons qui lui ont fait choisir ce métier. Freire promit et donna en retour ses coordonnées. Ni l’un ni l’autre n’y croyaient. Chacun pour soi et que le meilleur gagne.

Freire retourna aux urgences. Encore deux heures à tenir. La bonne nouvelle, c’était qu’il partirait avant le grand chaos. Celui du samedi soir. Il enchaîna plusieurs cas, prescrivant antidépresseurs, anxiolytiques, et renvoyant chacun chez soi.

22 heures.

Mathias salua son successeur qui arrivait et regagna son bureau. Le brouillard ne cédait toujours pas un pouce de terrain. Il paraissait même avoir redoublé avec la nuit. Freire réalisa que ces nuées avaient contaminé toute sa journée. Comme si, à travers ces vapeurs, rien n’était réel.

Il ôta sa blouse. Réunit ses affaires. Enfila son imper. Avant de partir, il se décida pour une dernière visite à l’homme au Stetson. Il rejoignit son unité et monta au premier étage. Des remugles de bouffe flottaient encore dans le couloir, mêlés aux habituelles odeurs d’urine, d’éther et de médicaments. On percevait, çà et là, le glissement feutré des chaussons sur le lino, la rumeur des télévisions, le bruit caractéristique d’un cendrier sur pied, manipulé par un chasseur de mégots.

Soudain, une femme bondit sur Freire. Malgré lui, il sursauta puis la reconnut. Mistinguett. Tout le monde l’appelait ainsi. Il avait oublié son véritable état civil. 60 ans, dont 40 à l’ouest. Pas méchante, mais son physique ne jouait pas en sa faveur. Des cheveux blancs en bataille. Des traits avachis et gris. Des yeux en noyaux de fièvre, voilés, brillants, cruels. La femme s’accrochait aux revers du trench-coat.

— Calmez-vous, Mistinguett, fit-il en se libérant des mains griffues. Il faut aller se coucher.

Un rire jaillit de sa bouche comme le sang d’une plaie. Le ricanement se transforma en sifflement de haine, puis en souffle désespéré.

Freire la prit fermement par le bras — la femme puait le liniment et la pisse rance.

— Vous avez pris vos cachets ?

Combien de fois par jour répétait-il ces mots ? Ce n’était plus une question. Une prière, une litanie, une conjuration. Il parvint à ramener Mistinguett dans sa chambre. Avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, il referma la porte.

Il s’aperçut qu’il avait attrapé, par réflexe, son passe magnétique pour donner l’alerte. Un simple effleurement à son extrémité sur un radiateur ou une canalisation, et les infirmiers accouraient. Il frémit et fourra l’objet dans sa poche. Quelle différence entre son boulot et celui d’un maton ?

Il parvint à la chambre du cow-boy. Il frappa en douceur. Pas de réponse. Il tourna la poignée et pénétra dans la pièce obscure. Le colosse était allongé sur sa couchette, immobile, énorme. Son Stetson et ses bottes étaient postés près du lit. Comme des animaux familiers.

Freire s’approcha à pas silencieux, pour ne pas effrayer le géant.

— Je m’appelle Michel, murmura l’homme.

Ce fut Freire qui fit un bond en arrière.

— Je m’appelle Michel, répéta-t-il. J’ai dormi qu’une heure ou deux et voilà le boulot. (Il tourna la tête vers le psychiatre.) Pas mal, non ?