Claudie ne s’était pas trompé sur la valeur de son souvenir.
— Combien pour le nom du gars ?
— 500 de mieux.
Un réflexe poussa cette fois Janusz à négocier. Une sourde pulsion primitive. Ne pas se faire avoir à chaque fois sans résister. La tractation ne dura que quelques secondes. Claudie sentait que Janusz avait atteint son point limite.
— 200 et on en parle plus.
Janusz sortit les billets. Les doigts de pierre se refermèrent sur la liasse.
— Le mec s’appelle Fer-Blanc.
— Fer-Blanc ? répéta Shampooing. Tu t’es fait avoir, Jeannot. C’est un cinglé !
Claudie fusilla du regard Shampooing, qui ne se laissa pas impressionner. Tout ce fric l’avait mis en rogne :
— Il a reçu un éclat de métal dans le crâne quand il travaillait aux terrassements de Marseille. Le morceau est toujours dans son cerveau et j’peux te dire que ça s’voit. Le témoignage d’un branque pareil, ça vaut pas une thune. Tu t’es fait avoir, je répète.
Le pousseur de cadavres hocha la tête, l’air roublard.
— C’est pas ce que disaient les flics. Y z’ont comparé la main courante et la scène de crime. Le corps brûlé, les ailes, tout concordait. Une journée avant que les randonneurs découvrent le cadavre.
— Le gars, les flics l’ont retrouvé ?
— Aucune idée.
Janusz salua la Chose et reprit la route de l’escalier. Shampooing était déjà sur ses talons. Maintenant qu’il avait vu les billets, il ne le lâcherait plus. Tant mieux. Il avait besoin d’un homme comme lui pour trouver Fer-Blanc.
Mais avant de se lancer à la poursuite du sans-abri, Janusz voulait réviser ses classiques. Le Minotaure, Icare et la mythologie grecque.
51
La plus grande bibliothèque de Marseille est installée sur les vestiges d’un cabaret du début du XXe siècle, l’Alcazar, cours Belsunce. C’est un édifice moderne dont la façade de verre brille comme un miroir. En guise de souvenir du music-hall, les architectes ont récupéré ou fabriqué une marquise de verre et de ferronnerie, dans le style Belle Époque. La structure surplombe les portes vitrées et jure terriblement avec le design moderne du reste.
Janusz ne savait pas d’où il tenait ces informations mais il était heureux de voir que des fragments de sa mémoire, même culturels, lui revenaient.
— T’es sûr qu’ils vont nous laisser entrer ?
— T’en fais pas, fit Shampooing. Ils nous adorent dans les bibliothèques. Le côté gaucho de la culture. En plus, en hiver, tout l’monde est plus sympa avec nous. Le froid, c’est notre meilleur ami !
Shampooing disait vrai. Ils furent accueillis avec bienveillance. On accepta même que le chauve dépose son paquetage puant, non pas à la consigne, mais dans un espace de ciment dédié au matériel d’entretien. Janusz avait les nerfs en pelote. Le sillage de l’assassin, qui coïncidait avec sa propre route. Les questions qui s’accumulaient sans la moindre réponse… Il était décidé à plonger dans l’Antiquité comme dans une source fraîche, enrichissante et initiatique.
La bibliothèque était une tour de lumière. Une verrière diffusait les rayons du soleil, qui éclaboussaient les murs blancs, les escaliers suspendus, les ascenseurs vitrés. L’espace, tout en hauteur, s’élevait sur plusieurs étages et collait parfaitement à l’expression « tour d’ivoire ».
Shampooing se dirigeait déjà vers un fauteuil libre, se frottant les mains à l’idée du roupillon à venir.
— Tu viens avec moi, avertit Janusz.
— Où ?
— On va commencer par les journaux.
Janusz consulta les archives numérisées de la presse régionale sur une borne interactive. Une rapide recherche lui fournit une série d’articles à propos d’un deltaplaniste retrouvé mort dans la calanque de Sormiou le 17 décembre 2009. Selon les papiers, plutôt brefs, l’homme n’était pas identifié. On ne connaissait pas non plus les circonstances de son accident. Janusz chercha encore. Il ne trouva pas d’autres articles.
Il se demandait par quel tour de magie le commandant Jean-Luc Crosnier avait réussi à étouffer l’affaire. En tout cas, son groupe d’enquête avait pu bosser en toute tranquillité. Il étendit encore sa recherche mais ne trouva rien de plus. Il se déconnecta.
En réalité, il en savait déjà beaucoup plus sur l’affaire que tous les journaux du Sud-Est réunis. Durant le trajet vers la bibliothèque, en métro, il avait lu le rapport d’autopsie de Claudie. Pas de scoop à l’horizon mais quelques précisions. Surtout une : vingt-quatre heures après l’autopsie proprement dite, l’analyse toxicologique avait révélé une dose massive d’héroïne dans le sang de Tzevan Sokow. Exactement comme Philippe Duruy.
Il leva les yeux, cherchant le département Mythologie. Une coursive tournait autour de chaque étage et affichait ses thèmes et disciplines grâce à de grandes enseignes, noir sur blanc.
— On monte au troisième, fit Janusz en repérant le panneau : 3 CIVILISATION.
Ils prirent l’escalier suspendu. Janusz observait la population. Des étudiants travaillaient autour de grandes tables éclairées par des espèces d’orchidées de lumière. D’autres potassaient dans des fauteuils, le long des murs. D’autres furetaient parmi les rayonnages. La moyenne d’âge tournait autour de 20 ans.
Toutes les couleurs étaient représentées. Des Blancs dissipés, partagés entre leurs bouquins et leur téléphone portable. Des Noirs à l’air concentré, indifférents au monde extérieur. Des Asiatiques qui ricanaient entre eux, se poussant des coudes. Des Maghrébins portant la barbe et la calotte blanche de prière, recueillis devant leurs livres. La tour d’ivoire était aussi une tour de Babel.
Janusz se sentait en terrain de connaissance. Le décor moderne, les livres, l’atmosphère studieuse lui paraissaient familiers. Lui aussi, à un moment de sa vie, avait usé ses après-midi dans des lieux de ce genre.
Troisième étage. MYTHOLOGIE 291.1. RELIGIONS DE L’ANTIQUITÉ 292.
Il commença à parcourir le dos des livres et se rendit compte qu’il savait ce qu’il cherchait. La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Livre IV. Les Métamorphoses d’Ovide. Livres VII et VIII. Il avait donc déjà effectué ces recherches. Une poussée d’angoisse lui bloqua le cœur. Était-il le tueur ?
Non. Ces connaissances appartenaient à sa culture générale. Aux côtés de ses études de médecine, il avait sans doute suivi une formation d’histoire ou de philosophie. D’ailleurs, il pouvait réciter par cœur les biographies des deux auteurs. Diodore était un historien grec vivant sous le régime romain au Ier siècle avant notre ère. Ovide un poète latin, né juste avant le début de l’ère chrétienne, chassé de Rome pour avoir écrit L’Art d’aimer, considéré comme immoral.
Il attrapa les deux bouquins ainsi que d’autres essais portant sur ces œuvres. Il chercha une place, repéra Shampooing qui dormait au fond d’une allée, choisit lui-même un fauteuil dans un coin, loin des tables. Il sortit son carnet et plongea dans les pages, à la recherche du Minotaure.
Rien de neuf sous le soleil. Janusz nota seulement un détail. Cette légende était marquée par une sorte de malédiction taurine. Le roi Minos était déjà le fils d’un taureau puisque Zeus, pour séduire Europe, avait pris la forme de cet animal. Ensuite, l’épouse de Minos avait été charmée à son tour par un taureau. Puis avait donné naissance à un monstre, mi-homme, mi-bovin. Une sorte de gène animal courait donc au fil de ce mythe.