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Ce détail signifiait-il quelque chose pour le meurtrier ? Janusz remarqua un autre fait. L’histoire du Minotaure était liée à celle d’Icare. Icare était le fils de Dédale, qui n’était autre que l’architecte personnel de Minos, concepteur du labyrinthe du monstre. C’était lui aussi qui avait inspiré à Ariane l’astuce du fil…

En fait, l’histoire d’Icare et de Dédale constituait la suite de celle du Minotaure. Minos, furieux d’apprendre que son architecte avait participé à l’évasion de Thésée, décida de l’enfermer dans son propre Labyrinthe, avec son fils Icare. C’est de cette prison que le père et le fils s’étaient échappés, en se confectionnant des ailes avec de la cire et des plumes…

Qu’y avait-il à déchiffrer à travers ces contes ? Pourquoi le tueur les avait-il choisis ? Il ne suivait pas la chronologie puisqu’il avait tué Icare avant le Minotaure. Avait-il commis d’autres meurtres, inspirés par d’autres légendes ? Fermant son bloc, Janusz fut frappé par un autre point commun entre les deux mythes. Il s’agissait, chaque fois, d’un père et de son fils. Minos et le Minotaure. Dédale et Icare. Un père puissant ou expérimenté. Un fils monstrueux ou maladroit.

L’assassin avait-il choisi ces mythes à cause de cette relation père-fils ? Cherchait-il à délivrer un message ? Était-il un fils monstrueux ? Ou au contraire un père délirant, qui s’acharnait sur des enfants de substitution — ses victimes ?

Janusz regarda l’horloge de la salle. 16 heures. La nuit tombait. Il s’en voulut d’avoir perdu des heures précieuses dans ces bouquins. Il aurait mieux fait de s’atteler tout de suite à son autre mission : trouver Fer-Blanc, le témoin au cerveau de métal.

Il rangea les livres dans le rayon en respectant l’ordre des cotes et se dirigea vers Shampooing qui dormait toujours. Il allait le réveiller quand il tourna les talons et rejoignit le bureau d’accueil du département. Deux jeunes femmes bavardaient à voix basse derrière leur ordinateur.

Il se planta devant elles et les salua. Pas de grimace de dégoût. Pas de recul. Un bon début.

— Excusez-moi…

— Oui ? demanda une des deux bibliothécaires, pendant que l’autre retournait à son clavier.

Janusz désigna l’allée 292 :

— Vous avez déjà remarqué un visiteur régulier dans ces parages ? dans les rayons de la mythologie et des religions de l’Antiquité ?

— À part vous, personne.

— Vous voulez dire aujourd’hui ?

— Non. Aux dernières fêtes de Noël. Vous étiez mon seul habitué.

Il se gratta le menton. Sa barbe avait la dureté du papier de verre.

— Excusez-moi…, répéta-t-il plus doucement. J’ai des problèmes de mémoire. Je… je suis venu souvent ?

— Tous les jours.

— Quand exactement ?

— À partir de la mi-décembre, je dirais. Puis vous avez disparu. Et vous revoilà.

Les éléments s’organisaient dans sa tête. D’une façon ou d’une autre, à la mi-décembre, Janusz avait été informé du meurtre d’Icare. Il était venu pêcher ici des informations sur le mythe dans le cadre de son enquête sur l’assassin. Ensuite, le 22 décembre, il avait été agressé par les zonards. Il avait alors quitté Marseille. Et s’était transformé en Mathias Freire.

Janusz salua d’un sourire la bibliothécaire. Mais le sourire s’adressait à lui-même. Il marchait exactement dans ses propres traces. Il était l’homme qui vivait sa vie à l’envers.

52

Le juge Le Gall avait la grosse tête.

Ce n’était pas une façon de parler mais un fait physique. Son crâne était si large que ses oreilles s’alignaient presque dans l’axe des épaules. Il avait des traits simiesques, un nez épaté, une bouche épaisse et de grosses lunettes qui accentuaient encore l’effet de difformité. Anaïs se sentait à l’abri de toute tentation.

Depuis trente minutes, elle essayait de lui expliquer les tenants et les aboutissants de l’affaire du Minotaure — le magistrat n’avait pas eu le temps de lire son rapport. Les liens entre le crime de la gare et le double meurtre de la plage de Guéthary. L’implication et la fuite de Mathias Freire, psychiatre à Bordeaux, qui avait été clochard à Marseille fin 2009. Le soupçon qui planait sur deux hommes vêtus de manteaux noirs, utilisant un fusil militaire Hécate II, conduisant un Q7 soi-disant volé à la société de gardiennage ACSP.

Le juge ne bronchait pas. Impossible de dire ce qu’il pensait.

Soit il ne comprenait rien, soit il n’avait pas envie de se compliquer la vie.

— Tout ce que je vois, conclut-il, c’est que le suspect n° 1 dans cette affaire…

— Le témoin.

— Le témoin, si vous voulez, a pris la fuite et que vous ne l’avez toujours pas retrouvé.

— Il a été repéré à Marseille. J’ai contacté là-bas les services de police. Tout le monde est sur le coup. Il ne peut pas nous échapper.

Ce n’est pas du tout ce qu’on lui avait dit mais elle privilégiait en cet instant la forme sur le fond. Elle voulait gagner la confiance du magistrat.

Il ôta ses lunettes d’écaille et se massa les paupières :

— Pourquoi est-il retourné là-bas ? Plutôt curieux, non ?

— Peut-être a-t-il pensé que c’était le dernier endroit où on le chercherait. Ou peut-être a-t-il une raison intime de le faire.

— Quelle raison ?

Anaïs ne répondit pas. Trop tôt pour sortir du bois avec ses hypothèses.

— Concrètement, reprit le magistrat en rechaussant ses lunettes, qu’est-ce que vous comptez faire ?

Elle prit son ton de petit soldat de la République :

— Je veux me rendre à Marseille afin de participer aux recherches afférentes à notre témoin principal dans ce dossier.

— C’est vraiment votre rôle ?

— J’ai parlé avec Jean-Luc Crosnier, le chef de groupe du commissariat de l’Évêché. Il est d’accord avec moi : je peux l’aider. Je connais le fugitif.

— C’est ce qu’on m’a dit, oui.

Anaïs ne releva pas l’allusion.

Elle prit son souffle pour mitrailler :

— Monsieur le juge, à Bordeaux, l’enquête piétine. Nous avons visionné tous les films des caméras de sécurité. Nous avons interrogé les sans-abri pouvant avoir croisé Philippe Duruy, la victime. Nous avons cherché la trace de son chien. Nous avons suivi la piste de la nourriture qu’il lui donnait, remonté l’origine de ses vêtements, les filières qu’il utilisait pour trouver sa drogue. Nous avons ratissé la gare, les repères de clochards, le moindre angle mort de la ville. Nous avons étudié les stocks d’Imalgene, l’anesthésique pour animaux utilisé par le tueur, à 500 kilomètres à la ronde de Bordeaux… Tout cela pour obtenir un double zéro. Nous avions un témoin indirect, Patrick Bonfils, présent sur les lieux de la scène d’infraction. Il a été abattu avec sa femme… Voilà où nous en sommes. Pas de témoins. Pas d’indice. Aucune piste. La seule chose que nous possédons, ce sont les empreintes de Mathias Freire, alias Victor Janusz, sur les rails de la fosse de maintenance. Mon groupe peut poursuivre ses investigations à Bordeaux mais mon devoir est de me rapprocher de Freire. Et Freire est à Marseille.

Le juge croisa les bras et la considéra en silence. Impossible de lire derrière ses verres. Anaïs aurait bien bu un verre d’eau mais n’osa pas le demander.