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Du bruit attira son attention. À quelques mètres de là, un homme était assis, enfoncé dans l’obscurité. Janusz plissa les yeux et détailla le personnage. Il portait un pull râpé et un pantalon de pyjama maculé. Il était chaussé de deux sacs en plastique. Son visage était très blanc, façon Pierrot. Mais un Pierrot qui se serait pris une dérouillée. La cornée de son œil gauche était rouge. Un hématome violacé gonflait sa joue.

— On est en train de se transformer, marmonna-t-il avec difficulté.

Il tenait à deux mains une bouteille de plastique gris. Janusz se dit qu’il buvait du white-spirit mais c’était sans doute une marque de picrate qu’il ne connaissait pas.

— On s’transforme, mec.

— En quoi ? demanda Janusz machinalement.

— La ville, c’est une maladie, une lèpre…, continua l’autre comme s’il n’avait pas entendu. À force d’y traîner, on est contaminé par sa crasse, sa pollution, sa puanteur… On devient du goudron, du gaz d’échappement, de la gomme de pneus…

Janusz n’avait plus la force de chasser ce nouveau délire. La fatigue au contraire le rendait spongieux, perméable. D’un coup, le gars lui apparut comme un oracle. Un Tirésias de l’asphalte. Il regarda ses mains. Sa peau devenait déjà du bitume. Sa respiration puait le dioxyde d’azote…

— Salut, Didou.

Shampooing venait d’apparaître sur le seuil du foyer. L’autre ne répondit pas, se renfrognant derrière sa bouteille.

— Tu l’connais ? fit Janusz.

— Tout le monde connaît Didou. Y s’prend pour un voyant. (Il baissa la voix.) Mais c’est rien qu’un cinglé de plus. Sauf qu’il est dangereux. Y s’castagne avec tous ceux qui sont pas d’accord avec ses prédictions.

Mentalement, Janusz remercia Shampooing d’avoir remis, en quelques mots, les choses à leur place et balayé son hallucination. Il oublia le monstre en pyjama.

— T’as du neuf ? demanda-t-il.

— Que dalle. Pas plus d’Fer-Blanc que de beurre en branche. T’as pas faim ?

Shampooing avait retrouvé ses couleurs. Sans doute n’avait-il pas bu que du café au karaoké. Janusz mourait de faim mais il ne pouvait plus se permettre de rôder dans les soupes populaires…

Comme s’il pressentait ses craintes, Shampooing annonça :

— Ce soir, on va au resto.

— Au resto, vraiment ?

— Presque !

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient dans l’arrière-cour d’un fast-food. Des effluves dégueulasses graissaient l’air. Shampooing plongeait tête la première dans des conteneurs remplis de déchets.

Janusz avait le cœur dans la gorge. L’impasse lui rappelait le patio où il s’était renversé du vin sur la tête, la veille au matin. Il avait l’impression d’avoir vécu un siècle depuis ce baptême atroce.

Shampooing ressortit des poubelles les bras chargés de victuailles sous plastique.

— Monsieur est servi ! ricana-t-il.

Il lui lança ses trésors, l’un après l’autre, en énumérant :

— Tomates ! Pain de mie ! Fromage ! Jambon !

Janusz les attrapait, partagé entre dégoût et fringale.

— Rien que du bio ! conclut Shampooing.

Janusz ouvrit un sachet plastique et croqua dans une tranche de pain à peine décongelée. Il en éprouva une jouissance profonde. Une sourde reconnaissance de l’estomac. Il ouvrit d’autres sachets. Dévora du jambon, du fromage, des cornichons… À chaque bouchée, il mesurait la profondeur de leur misère. Deux hommes accroupis, mangeant avec leurs doigts, en poussant des grognements. Des rats survivant dans les entrailles de la ville.

— Coca ?

Shampooing lui tendait un gobelet surmonté d’une paille brisée. Il l’attrapa avec avidité et but d’un trait. La vie revenait dans ses veines. La force dans ses muscles.

— Où on va dormir ? demanda-t-il pour rester dans les questions vitales.

— Va falloir la jouer fine, avec les zonards qui traînent et les flics qui vont faire la tournée des foyers…

La sollicitude de Shampooing lui fit plaisir — à moins qu’il ait le projet de lui trancher la gorge dans son sommeil.

— On va s’trouver un spot en plein air. J’en connais. Mais en février, c’est pas évident. Le Samu ratisse tous les coins. Les flics aussi. Ils veulent personne dehors. Si y a un de nous qui crève dehors, ça leur retombe sur la gueule.

La perspective de la nuit à la belle étoile lui fit penser aux zonards et à leur agression.

— Les mecs de Bougainville, tu sais dans quel quartier ils m’ont attaqué ?

— À La Joliette, j’crois. Sur les docks.

— Qu’est-ce que je foutais là ?

— Aucune idée. D’ordinaire, tu restais plutôt aux Emmaüs.

Emmaüs. Janusz se fit la réflexion qu’il n’avait toujours pas enquêté chez ceux qui le connaissaient le mieux. Maintenant, c’était trop tard. Son portrait devait circuler dans tous les foyers. Une autre idée germa dans sa tête. Il fouilla dans ses poches et trouva la carte de visite de l’homme qu’il avait croisé dans le train de Biarritz.

DANIEL LE GUEN
COMPAGNON EMMAÜS
06 17 35 44 20

— Où je peux trouver une cabine téléphonique ?

54

Dans la journée, la porte d’Aix ressemblait à un souk africain. Maintenant, tout était désert. Les marchands ambulants avaient plié boutique. Les rideaux de fer étaient tirés. Le sol était jonché de plumes de poulet, d’écorces de fruits, de papiers gras. Des odeurs d’ordures variées planaient dans la nuit noire, traversée par des fantômes plus noirs encore. Des femmes voilées, des racailles à capuche…

— Faut s’magner, grogna Shampooing. Le mistral se lève.

Une cabine était plantée près de l’arc de triomphe, au centre de la place, cachée parmi les pins du parc : parfait pour lui. Shampooing donna à Janusz une carte téléphonique en échange d’un billet de 10.

— J’vais refaire le plein, fit le chauve en se dirigeant vers une épicerie arabe encore ouverte.

Janusz plongea dans la cabine et composa le numéro de Le Guen. Il prit conscience du vent, de plus en plus violent. Les pins mugissaient autour de lui. Les vitres tremblaient. Les rainures laissaient filtrer un souffle glacé et humide.

— Allô ?

— Daniel Le Guen ? Je suis Victor Janusz. Vous vous souvenez de moi ?

— Bien sûr. On s’est vus il y a deux jours dans le train de Biarritz.

— Je voulais m’excuser… Mon attitude de l’autre fois… Je… J’ai des problèmes de mémoire.

— Parfois, il est bon de ne pas se rappeler.

Il raffermit sa voix. Il n’avait pas besoin de compassion.

— Je veux me souvenir au contraire. Vous m’avez connu au foyer Emmaüs de Marseille, c’est ça ?

— Au foyer Pointe-Rouge.

— Vous vous souvenez de la date de mon arrivée ?

— Tu es arrivé à la fin du mois d’octobre.

— Je connaissais déjà Marseille ?

— Non. Tu avais l’air complètement… perdu.

Janusz parla plus fort :

— D’où je venais ?

— Tu ne nous l’as jamais dit.

— Sur mon comportement, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

Il criait maintenant pour couvrir le raffut des rafales.

— Tu es resté avec nous deux mois. Tu travaillais au tri, à la vente. Tu dormais au foyer. T’étais un gars sérieux, silencieux. Sans aucun doute surqualifié pour les petits boulots qu’on te filait. Au début, tu souffrais d’amnésie. Progressivement, tu t’es reconstitué. Je veux dire : mentalement. Tu as retrouvé ton nom. Victor Janusz. Mais tu es toujours resté discret sur ton passé. Comment tu en étais arrivé là. Pourquoi tu avais atterri à Marseille, etc.