Il traversa le quai et gagna la plage. Invisible dans les ténèbres, le ressac roulait ses remparts d’écume, respirations sourdes, claquements bruissants, fantomatiques… Il avança sur le sable et s’assit en tailleur, loin des lumières, enveloppé de froid, mâchant son sandwich avec une obscure jouissance. Il sentait sur ses épaules le poids de la solitude. N’avait-il donc pas un ami, un allié quelque part ? Une femme vivante et non le fantôme d’une pendue ? À l’évocation de ce souvenir — le seul qui lui paraissait fiable —, il se dit qu’il tenait là une piste. Il devait tenter une recherche.
Une sirène de police, lointaine, coupa ses réflexions. Les flics étaient-ils déjà sur sa trace à Nice ? Aucune chance. La mer respirait toujours dans l’ombre. Bruit lugubre mais aussi signe de puissance. Ce rythme lui rappela son destin en forme d’éternel retour.
L’enquête qu’il menait aujourd’hui, il l’avait déjà menée. Sans doute à plusieurs reprises. Mais chaque fois, il avait perdu la mémoire. Chaque fois, il était reparti à zéro. Un Sisyphe qui courait contre la montre. Il devait découvrir la clé de l’énigme avant de subir une nouvelle crise, qui effacerait tout, comme une vague balaie une inscription sur le sable…
Il se rappela un ouvrage sur la mémoire qu’il avait étudié jadis — quand ? — signé par un philosophe et psychologue français du XIXe siècle, Jean-Marie Guyau, mort à 33 ans de phtisie. L’écrivain avait travaillé avec acharnement dès son plus jeune âge, comme s’il pressentait sa condamnation précoce. Son œuvre entière — des dizaines de volumes, des milliers de pages — portait sur le temps et la mémoire.
Guyau écrivait :
« Sous les villes englouties par le Vésuve on trouve encore, si on fouille plus avant, les traces de villes plus anciennes, précédemment englouties et disparues… La même chose s’est produite dans notre cerveau ; notre vie actuelle recouvre sans pouvoir l’effacer notre vie passée, qui lui sert de soutien et de secrète assise. Quand nous descendons en nous-mêmes, nous nous perdons au milieu de tous ces débris… »
Janusz se leva et reprit le chemin de l’hôtel. Il devait descendre dans ses propres catacombes. Pratiquer des fouilles archéologiques. Trouver les villes mortes au fond de sa mémoire.
68
Anaïs Chatelet découvrit la solution à 5 h 20 du matin. Elle obtint confirmation à 5 heures 30. À 5 h 35, elle appelait Jean-Luc Crosnier. Le flic ne dormait pas : il supervisait encore les opérations de surveillance visant à retrouver Victor Janusz dans Marseille et sa région. Il se trouvait dans un poste de Gendarmerie le long de l’autoroute A55, l’autoroute du Littoral.
— Je sais où est Janusz, fit-elle, surexcitée.
— Où ?
— À Nice.
— Pourquoi Nice ?
— Parce que Christian Buisson, alias Fer-Blanc, est en train d’y mourir.
— On a cherché Fer-Blanc pendant des mois. On n’a jamais réussi à mettre la main dessus. Il a dû claquer quelque part sur la côte, sans document d’identité sur lui.
— Fer-Blanc a d’abord fui à Toulon puis a été transféré à Nice. Il y est toujours. Il vit dans un appartement de coordination thérapeutique, où sont dispensés des soins palliatifs.
— Comment vous savez ça ?
— J’ai repris votre enquête là où vous l’avez laissée. J’ai rappelé le médecin qui avait soigné Buisson à l’époque à Marseille. Éric Enoschsberg, de « Médecins des rues ».
— C’est moi qui l’ai interrogé. Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Qu’il avait revu Fer-Blanc à Toulon, en janvier, et qu’il l’avait placé dans une maison dirigée par les Pénitents d’Arbour.
Crosnier accusa le coup durant quelques secondes. À l’évidence, les noms, les dates, les lieux ne lui étaient pas inconnus.
— Pourquoi Janusz serait-il parti là-bas ?
— Parce qu’il a suivi exactement le même cheminement que moi. Il a contacté Enoschsberg hier, aux environs de 18 heures. Il s’est fait passer pour un flic. Il faut partir sur-le-champ. Janusz doit déjà être à Nice !
— Pas si vite. On a un accord vous et moi.
— Vous n’avez pas encore compris qui j’étais ?
Crosnier eut un rire goguenard :
— À la minute où vous avez franchi le seuil de mon bureau, j’ai compris qui vous étiez. Une enfant gâtée en mal de sensations fortes. Une petite bourge qui avait choisi d’entrer dans la police par défi. Une merdeuse qui se croit au-dessus des lois alors qu’elle est censée les faire respecter.
Elle encaissa la salve.
— C’est tout ?
— Non. Pour l’instant, vous n’êtes même plus flic. Juste une délinquante placée sous ma responsabilité. L’IGS m’a téléphoné. Ils vont déléguer une équipe à l’Évêché pour vous interroger.
Gorge sèche. Tempes moites. L’exécution était en marche. Mais elle restait en apesanteur : une flamme affamée d’oxygène, de combustible. Ses conclusions lui donnaient des ailes.
— Libérez-moi. Partons maintenant. On attend Janusz chez les Pénitents et on revient avec lui.
— Et puis quoi encore ?
— Vous inscrirez noir sur blanc que je vous ai aidé dans cette arrestation. Que ma probité ne peut être mise en question. Vous avez tout à gagner sur ce coup. Et moi, je peux être réhabilitée.
Un bref silence, qui ressemblait au bruit d’un barillet qu’on charge.
— Je passe vous prendre.
— Ne traînez pas.
— Je dois donner des ordres ici. Capito ?
— Il va encore nous échapper !
— Vous affolez pas, fit Crosnier. On va prévenir les Pénitents. Je les connais. Il y en a ici aussi, à Marseille. Je vais appeler les flics de Nice et…
— Ne placez personne devant la Maison Arbour ! Janusz sentirait le piège.
— Sans blague ? Nice, c’est Fort Knox. Des caméras partout. Des patrouilles à tous les coins de rues. Il est cuit, croyez-moi. Maintenant, appelez un de mes hommes. Il vous fera du café. Je viens vous prendre dans une demi-heure.
— Combien de temps pour rejoindre Nice ?
— Une heure quinze si on roule à fond. On y sera.
Le flic raccrocha. Elle suivit ses conseils. Un lieutenant la libéra et l’emmena au mess des OPJ. Elle n’était pas la bienvenue. Elle avait eu beau s’excuser, s’expliquer, s’écraser, elle demeurait la cinglée de Bordeaux qui avait agressé à mains nues leurs collègues. Elle s’installa dans un coin, ignorant les coups d’œil hostiles.
Elle avala une gorgée de café et eut l’impression de boire une coulée de ténèbres. Son excitation se dissolvait dans un épuisement cotonneux. Elle s’interrogeait. Était-ce bien ce qu’elle voulait ? Foutre Mathias Freire sous les verrous ? L’exposer à une procédure qui l’accusait dans les moindres détails ?
Cette nuit, elle n’avait pas seulement relu le dossier d’instruction d’Icare. Elle avait aussi étudié les notes de Janusz. Elles contenaient un scoop qu’elle sentait, confusément, depuis le départ. Freire, alias Janusz, n’était ni un imposteur ni un manipulateur, agissant en toute lucidité.
C’était un voyageur sans bagage, comme Patrick Bonfils.
Ses notes ne laissaient aucun doute, bien qu’elles aient été écrites pour un usage personnel. Elle avait su lire entre les lignes. Ses deux identités n’étaient que deux fugues psychiques. Sans doute parmi d’autres. Freire/Janusz menait son enquête sur les meurtres mais aussi et surtout sur lui-même. Il cherchait à remonter chacune de ses identités dans l’espoir de découvrir la première — son noyau d’origine.