Выбрать главу

Il était le tueur.

Il ouvrit les yeux dans la nuit.

Ou bien : un homme qui enquêtait sur le tueur.

Il chercha à se persuader de cette hypothèse, qui l’avait déjà effleuré à la bibliothèque Alcazar. Un sacré enquêteur puisqu’il se trouvait toujours sur les lieux avant la police et avant le moindre témoin. Il s’était presque convaincu quand il secoua la tête sur son oreiller. Ça ne tenait pas debout. Il pouvait admettre que, dans la peau de Janusz, il avait été sur la piste du tueur de clochards, mais pas dans celle de Freire. Même en imaginant de violentes crises de somnambulisme, un versant caché de son esprit, il se serait souvenu d’une telle enquête. Une enquête qui l’aurait mené dans la fosse de la gare Saint-Jean…

Il ferma de nouveau les paupières et appela de toutes ses forces le sommeil pour échapper à ces questions qui le torturaient. Tout ce qu’il vit, au fond des limbes, c’était un corps nu qui se balançait au-dessus de lui.

Anne-Marie Straub.

Encore une mort dont il était, indirectement, responsable.

Il se souvint de ses réflexions sur la plage de Nice, la veille au soir. Cette mort pouvait l’aider à remonter à ses origines. Il avait la quasi-certitude que les faits s’étaient passés dans un hôpital psychiatrique parisien ou en région parisienne. Dès demain, il se lancerait sur cette piste… Anne-Marie Straub. Le seul souvenir qui traversait ses personnalités. Le fantôme qui escortait ses vies… Le spectre qui hantait ses rêves…

74

— Mêtis ne date pas d’hier.

Patrick Koskas tirait sur sa cigarette, adossé à un poteau électrique. Derrière lui, le pont d’Aquitaine se détachait sur le ciel de ténèbres. Le journaliste avait choisi ce lieu de rendez-vous, sur les bords de la Garonne, dans une rue déserte du vieux Lormont, rive droite.

Il se comportait comme un espion en danger. Ne cessant de lancer des regards derrière lui, il parlait vite, à voix basse, comme si la nuit avait des oreilles. En réalité, tout dormait à cette heure. Au pied du colossal pylône du pont, les petites maisons aux toits rouges évoquaient des champignons groupés autour d’un arbre gigantesque.

Anaïs était épuisée — elle avait largué sa bagnole à Nice et pris un avion pour Bordeaux à 20 heures. Le Coz l’attendait, avec une nouvelle voiture, une Smart piquée à sa baronne. Il était 23 heures. Elle grelottait dans son blouson. Son cerveau flottait sous son crâne. Elle avait un mal fou à s’intéresser à l’histoire de Mêtis :

— Au départ, dans les années 60, c’est un groupe de mercenaires français. Une bande de potes. Des baroudeurs qui ont fait l’Indochine, l’Algérie. Ils se spécialisent dans les conflits africains. Cameroun. Katanga. Angola… Leur coup de génie, c’est de changer de camp. Au départ, ils sont chaque fois embauchés par les autorités coloniales pour lutter contre les mouvements d’indépendance. Mais ils comprennent vite que leur bataille est perdue et qu’il y a plus de fric à se faire du côté des rebelles, qui prendront un jour ou l’autre le pouvoir. Les gars de Mêtis soutiennent les fronts révolutionnaires, ne se font pas payer puis attendent leur retour sur investissement. Les nouveaux dictateurs se souviennent de leur aide et leur allouent des territoires immenses, des mines, parfois même des exploitations pétrolières.

« Bizarrement, les mercenaires ne s’intéressent pas aux minerais ni aux hydrocarbures. Ce qui les branche, c’est l’agriculture. Ce sont des mecs d’ici, de Bordeaux. Des héritiers de familles de paysans. Ils plantent, cultivent, développent de nouvelles techniques, se diversifient dans les engrais, les pesticides. Peu à peu, ils se penchent aussi sur les armes chimiques. Ils se spécialisent en gaz neurotoxiques, qui attaquent les systèmes nerveux et respiratoire, comme le sarin, le tabun ou le soman.

Koskas alluma une nouvelle cigarette avec la précédente :

— Il n’y a rien d’étonnant à cette évolution. Traditionnellement, ce sont les producteurs d’engrais et de pesticides qui fabriquent les armes chimiques. À la fin des années 70, Mêtis est un groupe international, réputé dans les domaines de l’agriculture et de la chimie.

Anaïs n’avait pas sorti son carnet. Paranoïa oblige. Elle espérait mémoriser ces informations — peut-être Koskas allait-il lui remettre un dossier, des photocopies. Elle n’y croyait pas trop. Pas de traces matérielles.

— La guerre Iran-Irak leur offre un marché majeur, reprit-il. Pour la première fois depuis la guerre de 14, et malgré la convention de Genève, les Irakiens décident d’utiliser des armes chimiques contre leurs ennemis. Mêtis est leur fournisseur. Le groupe livre des tonnes de gaz à Saddam Hussein. Le 28 juin 1987, l’Irak utilise ces stocks contre la ville de Sardasht, en Iran. Le 17 mars 1988, nouvelle utilisation de poisons chimiques et biologiques contre la ville kurde de Halabja. Au total, des centaines de milliers de victimes exposées à ces armes non conventionnelles. Grâce à Mêtis.

Tout cela était consternant, mais Anaïs se méfiait de ce genre de données invérifiables sur le thème « On nous cache tout, on nous dit rien. »

— Quelles sont vos sources ?

— Faites-moi confiance. Il suffit de consulter des documents ouverts, disponibles aux Archives nationales. Tout ça est de notoriété publique. Dans un certain milieu de spécialistes, ces faits ne posent plus le moindre problème.

Dans tous les cas, Anaïs ne voyait aucun rapport entre ces éléments de géopolitique et les meurtres mythologiques. Encore moins avec Victor Janusz.

— Où en est aujourd’hui Mêtis ? Que font-ils exactement ?

— Après les années 80, ils ont compris que les armes chimiques n’avaient aucun avenir. Même l’Irak avait renoncé à empoisonner le monde. Ils se sont orientés vers la production pharmaceutique. En particulier les médicaments psychotropes. Vous savez sans doute que c’est un marché qui a explosé. Chaque année, les pays développés consomment pour 150 milliards d’euros de médicaments. Sur ce chiffre, les substances psycho-actives se taillent la part du lion. Le Sertex, le Lantanol, le Rhoda100 sont des produits phares dans ce domaine. Ils proviennent des unités de Mêtis.

Des noms qu’elle connaissait bien. Elle en avait consommé des centaines de boîtes.

— Le groupe n’a plus d’activité dans l’armement ?

— Il y a des rumeurs.

— Quel genre ?

Le journaliste inhala une longue bouffée.

— Mêtis travaillerait sporadiquement avec la recherche militaire française.

— Sur quoi ?

— Des molécules brisant la volonté. Des sérums de vérité, ce genre de trucs. C’est à peine secret. Les autorités se sentent autorisées à creuser dans cette voie. L’arme la plus dangereuse du monde reste le cerveau humain. Si Hitler avait pris des anxiolytiques, l’histoire du monde aurait changé.

Anaïs faillit éclater de rire. Koskas sentit son scepticisme.

— Je n’ai pas de preuves de la collaboration de Mêtis avec l’armée française. Mais ce n’est pas absurde. N’oubliez pas ce fait crucial : les fondateurs de Mêtis possédaient un domaine d’expertise spécifique, la torture. Ils ont fait leurs armes en Algérie. Ils sont à la croisée du savoir chimique et d’une expérience, disons, plus humaine.

— Vous parlez des fondateurs. Ils sont tous morts, non ?

— Oui. Mais leurs enfants ont pris la relève. La plupart sont des notables de la région. Je vous donnerais les noms, vous seriez sidérée.

— Je n’attends que ça.

— Si je publiais une liste aujourd’hui, j’aurais dans l’heure un procès qui me coûterait ma place. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ces hommes appartiennent à la haute société bordelaise. Certains d’entre eux sont maires des villages les plus prestigieux. D’autres possèdent quelques-uns des meilleurs crus de la Gironde.