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Il passa à sa seconde recherche.

ANNE-MARIE STRAUB.

Tout ce qu’il obtint avec ce nom, ce furent des profils sur Facebook et des articles consacrés au cinéaste Jean-Marie Straub. Il attaqua sous un autre angle. Frappa « suicide » et « asile psychiatrique ». Ce fut comme s’il avait ouvert une benne à ordures. Des dizaines d’articles virulents contre la psychiatrie, les antidépresseurs, les médecins spécialisés s’affichèrent, avec des titres du genre : « LA PSYCHIATRIE TUE », « HALTE À LA MANIPULATION MENTALE ! » ou « LE MARKETING DE LA DÉRAISON »

Il affina sa recherche et décrocha des listes statistiques sur le nombre de suicides en hôpital psychiatrique pour les décennies 1990 et 2000. Des chiffres, des commentaires, des analyses, mais jamais de noms propres, jamais de cas particuliers. Confidentialité oblige. Il tenta d’associer « Anne-Marie Straub », « hôpital psychiatrique » et « Île-de-France ». Pour un résultat qui partait dans tous les sens, sans rien donner de cohérent.

Que lui restait-il ? Le bon vieux contact humain. Appeler les instituts spécialisés de Paris et de la région parisienne, trouver un psychiatre dans chaque HP, lui demander s’il se souvenait d’une suicidée — pendue avec une ceinture d’homme — durant les dix dernières années.

Absurde.

Surtout un dimanche à 9 heures du matin.

Il s’y colla pourtant. Dressa une liste approximative des hôpitaux et cliniques privés dans la région francilienne, en obtint près d’une centaine. Il décida de limiter sa quête aux quatre Établissements publics de santé mentale de Paris : Sainte-Anne, dans le treizième arrondissement, Maison-Blanche, dans le vingtième, Esquirol, dans le 94, et Perray-Vaucluse, dans le 91. Auxquels il ajouterait ensuite le Centre hospitalier spécialisé Paul-Guiraud, à Villejuif, et l’Établissement public de santé mentale de Ville-Évrard, à Neuilly-sur-Marne…

Une demi-heure plus tard, il avait usé sa salive sans obtenir le moindre résultat. Dans le meilleur des cas, il avait réussi à interroger un interne qui n’était là que depuis quelques années. La plupart du temps, il avait parlé à des standardistes qui lui expliquaient qu’il n’y avait aucun chef de service ce matin à l’hôpital. Nouvelle impasse.

10 heures du matin. On s’agitait dans le couloir. Des voix engourdies, des ricanements, des gémissements. Le murmure caractéristique des asiles. Il baissa les yeux et remarqua qu’il griffonnait nerveusement sur un bloc. Malgré lui, il avait dessiné la silhouette d’une pendue. Le tracé précis rappelait les animations d’Alexandre Alexeïeff sur des écrans d’épingles. Il fut heureux de cette référence — il n’avait donc pas tout oublié.

Corto avait dit :

« Quelque chose était vrai. Tu es réellement peintre… »

Comme le souvenir d’Anne-Marie Straub, comme ses connaissances de psychiatre, le don pour le dessin et la peinture avait traversé ses identités. Peut-être avait-il été à la fois peintre et psychiatre ?

Il se décida pour une nouvelle étude croisée. D’un côté, la liste des élèves des facultés parisiennes de psychiatrie dans les années 90 — il avait a priori dans les 40 ans, il avait donc suivi sa spécialisation vingt ans auparavant. De l’autre, la liste des étudiants des écoles d’art durant les mêmes périodes.

S’il trouvait un nom commun aux deux listes, il se trouverait lui-même… À cette réserve près qu’il pouvait être, côté peinture, autodidacte… Sur Internet, il n’eut aucun mal à établir les listes des anciens élèves des facultés parisiennes, des Beaux-Arts, de l’école du Louvre, le Web regorge d’anciennes photos de classe, de contacts entre promotions, de retrouvailles mélancoliques… La nostalgie est une des valeurs sûres de la Toile.

Il imprima les listes, se bornant d’abord aux universités et aux écoles parisiennes, les répartissant en deux groupes, art et psychiatrie, puis les ordonnant par année. La comparaison n’était pas impossible, les listes suivant toutes un ordre alphabétique, mais il en avait pour plusieurs heures…

Il aurait aimé aller se chercher un café mais les rires et les plaintes du couloir le dissuadèrent de sortir de sa planque. Stylo en main, il plongea parmi les milliers de noms.

76

Revenir ici, un dimanche, lui paraissait plus pénible encore.

Dans la solitude dominicale, il n’y avait rien ni personne pour atténuer le choc frontal. Ni voitures sur les routes. Ni ouvriers dans la cour du château. Ni techniciens du côté des chais. Rien d’autre que cette présence à l’intérieur : son père prenant son petit déjeuner.

Elle n’avait pas sonné au portail. Les grilles étaient toujours ouvertes. Pas de caméra. Pas de système d’alarme. Une énième provocation de Jean-Claude Chatelet qui semblait dire : « N’ayez pas peur, venez voir le monstre. » En réalité, cette invitation était une ruse, à l’image du bourreau et de ses méthodes tordues. Un bataillon de chiens attendaient en planque, au plus près du corps principal des bâtiments.

Elle se gara dans la cour, retrouvant les lieux comme elle les avait quittés. Peut-être un peu plus usés, plus gris, mais toujours dotés de la même puissance. Un château fort plutôt qu’un manoir Renaissance. Ses fondations dataient du XIIe ou du XIIIe siècle, on ne savait plus. Une grande façade de moellons percée de fenêtres étroites, encadrée par deux tours d’angle, coiffées de toits pointus. Les pierres étaient par endroits couvertes de vigne vierge. Ailleurs, elles brillaient de mousse verdâtre ou de lichen argenté.

On racontait que Montaigne avait fui ici l’épidémie de peste en 1585. C’était faux mais son père aimait entretenir la légende. Il s’imaginait sans doute lui aussi protégé contre d’autres épidémies : la rumeur, le jugement, l’œil inquisiteur des médias et des politiques…

Elle sortit de sa Smart et laissa les bruits lointains et familiers venir à elle. Des cris d’oiseaux déchirant l’air cristallin. La girouette rouillée grinçant sur la toiture. Un tracteur s’activant, plus loin encore. Elle attendait les chiens, qui allaient jaillir d’une seconde à l’autre. Cavalcade sur les graviers. La plupart la reconnurent. Les nouveaux suivirent le mouvement, agitant la queue plutôt que montrant les crocs.

Elle distribua quelques caresses et marcha vers les portes vitrées qui s’ouvraient sur toute la longueur de la façade. À droite, se dressaient les chais, les ateliers, les entrepôts. À gauche, les vignes. Des milliers de pieds qui ressemblaient à des mains suppliantes. Quand Anaïs avait compris qui était son père, elle avait imaginé que ses victimes étaient enterrées ici et qu’elles tentaient de sortir de terre, comme dans un film d’épouvante.

Elle sonna. 10 h 15. Elle avait attendu cette heure précise. Avant cela, elle avait envoyé les vestiges de la calanque de Sormiou à Abdellatif Dimoun, le coordinateur de la Police scientifique, reparti à Toulouse, et avait soigneusement évité la route du CIAT de la rue François-de-Sourdis…

Elle connaissait par cœur l’emploi du temps dominical de son père. Il s’était levé tôt. Il avait prié. Il avait fait ses exercices de gymnastique, puis ses longueurs dans la piscine du sous-sol. Ensuite, il avait marché parmi ses vignes. Le tour du propriétaire.

Maintenant, il prenait son petit déjeuner dans la salle des tapisseries, alors qu’au premier étage, dans sa chambre, une série de chaussures aux talons asymétriques l’attendaient. Bottes de cheval, pompes de golf, pataugas, souliers d’escrime… Son père était le Boiteux le plus actif du monde.