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La double porte centrale s’ouvrit. Nicolas apparut. Lui non plus n’avait pas changé. Anaïs aurait toujours dû se douter que son daron était un ancien militaire. Qui d’autre aurait pu avoir une femme de ménage avec cette gueule-là ? Nicolas était un petit homme trapu d’une soixante d’années. Le torse en barrique, chauve, il avait une tête de bouledogue et paraissait avoir fait toutes les guerres, comme dans la chanson de Francis Cabrel. Son cuir n’était pas tanné : il était blindé. Un jour, adolescente, Anaïs avait vu au ciné-club de sa boîte privée Sunset boulevard de Billy Wilder. Quand Erich von Stroheim s’était présenté sur le seuil de la grande maison délabrée de Gloria Swanson, vêtu d’un frac de majordome, elle avait fait un bond sur sa chaise. « Merde, s’était-elle dit, c’est Nicolas. »

— Mademoiselle Anaïs…, fit l’aide de camp d’une voix bouleversée.

Elle lui fit la bise, sans effusion. Il était au bord des larmes. Anaïs, qui sentait la même émotion l’étreindre, balaya le pathos d’un geste :

— Va le prévenir.

Nicolas fit volte-face. Elle demeura encore quelques secondes sur le seuil. Elle tenait à peine debout. Elle s’était enfilé deux Lexomil avant de partir, en vue de l’affrontement. Pour être précise, elle s’était envoyé deux Lexomil sécables — soit huit quarts d’anxiolytique. Pour être plus claire encore, elle était complètement shootée. Elle avait failli s’endormir plusieurs fois au volant.

L’aide de camp revint et fit un bref signe de tête. Il ne prononça pas un mot et ne l’accompagna pas. Il n’y avait rien à dire et elle connaissait le chemin. Elle traversa une première salle puis une deuxième. Ses pas résonnaient comme dans une église. Une odeur minérale et glacée pesait sur ses épaules. Son père refusait toute espèce de chauffage à part les feux de cheminée.

Elle pénétra dans la pièce des tapisseries — on l’appelait ainsi à cause des tentures d’Aubusson qui représentaient des scènes si usées qu’elles paraissaient plongées dans la brume.

Quelques pas encore et elle se trouva face à son père, assis dans un rai de soleil, qui se livrait à son rituel sacré du petit déjeuner. Il était toujours aussi beau. Des cheveux épais et soyeux, d’une blancheur éclatante. Des traits qui rappelaient la douceur des galets au fond d’un torrent, lentement polis par des milliers de crues glacées, des milliers de printemps effervescents. Ses yeux brillaient d’une clarté de lagon et contrastaient avec sa peau mate, toujours bronzée. Jean-Claude Chatelet ressemblait à un vieux play-boy de Saint-Tropez.

— Tu m’accompagnes ?

— Pourquoi pas.

Elle s’assit avec décontraction. Merci Lexomil.

— Thé ? fit-il de sa voix grave.

Nicolas avait déjà disposé une tasse. Il saisit la théière. Elle regarda couler le liquide cuivré. Son père ne buvait qu’un Keemun importé de la province de l’Anhui, à l’est de la Chine.

— Je t’attendais.

— Pourquoi ?

— Les gens de Mêtis. (Il reposa la théière.) Ils m’ont appelé.

Elle était donc sur la bonne voie. Elle prit une tartine puis le couteau d’argent de son père. Un bref instant, elle se vit en reflet dans la lame. Assure ma fille. Elle beurra avec lenteur, sans trembler, son toast parfaitement doré — une autre obsession du Pater.

— Je t’écoute, murmura-t-elle.

— Le vrai chrétien ne meurt pas dans son lit, commença-t-il avec grandiloquence. Le vrai chrétien doit se salir les mains. Pour le salut des autres.

En dépit de ses années au Chili, il avait conservé l’accent du Sud-Ouest.

— Comme toi ?

— Comme moi. La plupart des faibles, ceux qui ne font rien et se posent toujours en juges, ceux-là pensent que les soldats des régimes totalitaires sont des sadiques, qu’ils prennent plaisir à torturer, à violer, à tuer.

Il marqua un temps. Le soleil tournait déjà. Le vieil homme n’était plus dans la lumière mais dans une flaque d’ombre. À l’intérieur, ses yeux clairs brillaient intensément.

— Je n’ai rencontré des sadiques, des pervers qu’au bas de l’échelle. Et encore, dans ce cas, les sanctions tombaient toujours. Personne n’agissait par plaisir. Ni pour le pouvoir, ni pour l’argent.

Il mentait. Les exemples d’exactions gratuites et vicieuses étaient innombrables dans l’histoire des guerres et des dictatures. Sous toutes les latitudes, à toutes les époques. L’homme est une bête. Il suffit de lui lâcher la bride pour qu’il repousse les limites de l’ignoble.

Mais elle joua le jeu et posa la question qu’il attendait :

— Pourquoi alors ?

— La patrie. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour protéger le Chili.

— On est d’accord qu’on parle de torture, là ?

Les dents éclatantes de Chatelet jaillirent dans le demi-jour. Son rire ne produisait aucun bruit. Seulement de la lumière.

— Je protégeais mon pays du pire poison.

— Le bonheur ? La justice ? L’égalité ?

— Le communisme.

Anaïs soupira et croqua dans sa tartine :

— Je ne suis pas venue ici pour écouter tes salades. Parle-moi de Mêtis.

— Je suis en train de te parler de Mêtis.

— Comprends pas.

— Eux aussi agissent par foi, devoir, patriotisme.

— Comme lorsqu’ils ont vendu plusieurs tonnes de gaz neurotoxique à l’Irak ?

— Tu devrais vérifier tes sources. Mêtis n’a jamais fabriqué d’armes chimiques. Tout juste ses ingénieurs ont-ils assuré une mission de conseil lors du transfert des produits. À l’époque, Mêtis commençait sa diversification pharmaceutique. Un marché beaucoup plus intéressant que celui d’armes déjà passées de mode. Tout groupe international…

Anaïs lui coupa la parole :

— Que font les gens de Mêtis aujourd’hui ? Travaillent-ils toujours avec des militaires ? Pourquoi sont-ils mêlés à l’assassinat d’un pêcheur du Pays basque et de sa femme ?

— Même si je savais quelque chose, je ne te dirais rien et tu le sais.

Un bref instant, elle eut envie de le convoquer au poste. Garde à vue. Fouille au corps. Interrogatoire. Mais elle ne possédait aucun élément concret, ni même aucune légitimité. Elle était en sursis. Son badge dans sa poche et son calibre à la ceinture étaient déjà illégaux.

— J’avais pourtant cru que tu avais quelque chose à me dire.

— Oui. Oublie Mêtis.

— C’est leur message ?

— C’est le mien. Ne t’approche pas d’eux. Ces gens-là ne font pas de tri sélectif.

— Jolie image. Je suis donc une poubelle ?

— Tu n’es pas de taille, c’est tout.

Elle n’avait que faire de ces menaces. Elle voulait en revenir aux faits. Ils étaient minces. Ils se résumaient à l’éventuelle connexion entre deux tueurs conduisant un 4 × 4 appartenant à une société elle-même intégrée à la constellation Mêtis. Elle essaya de présenter ses arguments de la manière le plus convaincante possible mais son père parut déçu.

— C’est tout ce que tu as ? Je dirai à mes amis qu’ils vieillissent. Avec l’âge, ils s’inquiètent pour un rien. Passe vite ton chemin, ma petite fille, avant de tout perdre. Ton boulot, ta réputation, ton avenir.