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Elle se pencha sur la table. Tasses et couverts cliquetèrent :

— Ne me sous-estime pas. Je peux les coincer.

— Comment ?

— En démontrant qu’ils ont falsifié une déclaration de vol, qu’ils ont corrompu le cours d’une enquête, qu’ils ont engagé deux tueurs pour remplir un contrat. Je suis flic, putain !

— Tu n’entends pas ce que je te dis. Il ne peut y avoir d’enquête.

— Pourquoi ?

— La police ou les gendarmes agissent pour maintenir l’ordre. Et l’ordre, c’est Mêtis.

Les mots de Koskas. Le ver n’est pas dans le fruit. Le ver et le fruit se sont associés. Anaïs détourna son regard. La grande tapisserie déployait ses marques d’usure, ses fragments voilés. Une scène de chasse. Il lui sembla que les chiens dévoraient des cadavres humains au fond des brumes.

Anaïs regarda son père, les yeux dans les yeux :

— Pourquoi te consultent-ils ?

— Ils ne me consultent pas. Je possède des parts dans le groupe, voilà tout. Mêtis a de nombreuses activités prospères dans le Bordelais. J’étais parmi les principaux investisseurs quand ils sont passés à l’activité pharmaceutique. Je connaissais les fondateurs de longue date.

Il ajouta avec une nuance de perversité :

— Mêtis, c’est ce qui nous a nourris, toi et moi. Il est un peu tard pour cracher dans la soupe.

Anaïs ne releva pas la provocation :

— On m’a dit qu’ils menaient des programmes de recherche. Qu’ils travaillaient sur des molécules. Des sérums de vérité, en collaboration avec l’armée. Ton expérience de la torture pourrait leur servir.

— Je ne sais pas où tu vas pêcher tes informations mais ce sont de purs fantasmes de bandes dessinées.

— Tu nies que les recherches chimiques pourraient être l’avenir des activités de renseignement ?

Il eut un mince sourire. Une sorte d’équilibre entre sagesse et cynisme :

— Nous rêvons tous de ce genre de produits. Une pilule qui éviterait la torture, la cruauté, la violence. Je ne pense pas que quiconque ait trouvé une molécule de ce genre.

— Mais Mêtis s’en occupe.

Il ne répondit pas. Elle eut un cri du cœur :

— Comment à ton âge peux-tu encore tremper dans de telles combines ?

Il s’étira dans son beau pull Ralph Lauren, puis l’enveloppa de son regard curaçao.

— Le vrai chrétien ne meurt pas dans son lit.

— On a compris. Où vas-tu mourir, toi ?

Il rit puis se leva avec difficulté. Il attrapa sa canne et se déplaça vers la fenêtre, de cette démarche claudicante, qui faisait mal à Anaïs quand elle était petite.

Il observa les cépages qui semblaient brûler dans la lumière glacée de l’hiver.

— Dans mes vignes, murmura-t-il. Je voudrais mourir dans mes vignes, abattu par une balle.

— D’où viendra la balle ?

Il tourna lentement son visage et lui fit un clin d’œil :

— Qui sait ? De ton arme, peut-être.

77

Ses études comparées n’avaient rien donné. À l’exception d’une brûlure aux yeux, d’une crampe à la main et d’une vague nausée dans la gorge. Son point lancinant était revenu au fond de l’orbite gauche. Les noms dansaient sous son crâne — et il n’avait pas relevé un patronyme commun entre les listes d’apprentis médecins et les étudiants en Beaux-Arts. Le bide.

Il fit une boule de sa dernière liste et la balança dans la corbeille. Il était presque midi. Une matinée de grillée. Seul point positif : personne n’était venu l’emmerder. Même si, dans les pièces voisines, les bruits caractéristiques d’un asile psychiatrique continuaient : voix désespérées, hurlantes, ou au contraire d’une extrême douceur, ricanements, pas traînants ne menant jamais nulle part…

La matinée lui avait au moins permis de mieux saisir où il en était : il avait échappé à la police mais était revenu à la case départ. Seul changement : de psy, il était passé patient.

— On te cherche partout.

Corto se tenait dans l’entrebâillement de la porte.

— C’est bientôt l’heure du déjeuner. On a juste le temps de visiter les ateliers.

Narcisse lui fut reconnaissant de ne poser aucune question sur les heures qu’il venait de passer dans la salle informatique. Ils reprirent le couloir et se retrouvèrent dans le réfectoire, grande pièce nue quadrillée de tables en inox, où deux infirmiers costauds disposaient assiettes et couverts en plastique.

— Tu es ici.

Corto désignait de l’index une photographie de groupe fixée au mur. Narcisse s’approcha et se reconnut. Il portait une blouse d’artiste, très fin XIXe. Il avait l’air jovial. Les autres riaient aussi, avec quelque chose de déglingué, de détraqué dans leur allure.

— Nous avons pris cette photo pour l’anniversaire de Karl, le 18 mai dernier.

— Qui est Karl ?

Le psychiatre montra un gros homme hilare, aux côtés de Narcisse, portant un tablier de cuir et brandissant une brosse maculée de noir. Il évoquait un forgeron du Moyen Âge.

— Viens. Je vais te le présenter.

Ils remontèrent un nouveau couloir qui menait à une porte coupe-feu. Ils sortirent et prirent un escalier en direction du deuxième édifice, en contrebas. Sous le soleil de midi, le paysage se révélait dans toute sa splendeur. Une beauté froide, indifférente, sans pitié. Des pics, des aiguilles, des fragments de roches rouges se dressaient comme des pierres votives. Des totems qui faisaient jeu égal avec les dieux qu’ils représentaient. Au fond de la vallée, des forêts noires s’épanchaient et révélaient un biosystème farouche et sélectif. La terre nourrissait seulement ici ceux qui supportaient l’altitude, le froid et le vide. Les autres pouvaient crever.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment et dédaignèrent le premier étage — les chambres — pour descendre au rez-de-chaussée. Corto frappa à la première embrasure du couloir — il n’y avait pas de porte — et attendit la réponse.

— Hereinkommen !

Narcisse marqua un temps sur le seuil. L’atelier était uniformément noir, plafond compris. Sur les murs, des monochromes, noirs eux aussi. Au centre de la pièce, se tenait le colosse de la photo. La version grandeur nature mesurait près de deux mètres pour 150 bons kilos. Il portait un tablier en cuir, comme passé au cirage.

— Salut Karl. Comment ça va aujourd’hui ?

L’homme s’inclina en ricanant. Il portait un masque filtrant. Les effluves chimiques étaient irrespirables dans la pièce.

Corto se tourna vers Narcisse :

— Karl est allemand. Il n’est jamais parvenu à apprendre correctement notre langue. Il était interné dans un asile en RDA, près de Leipzig. Après la chute du Mur, j’ai visité tous les instituts d’Allemagne de l’Est en quête de nouveaux artistes. J’ai découvert Karl. Malgré les punitions, les électrochocs, les privations, il s’obstinait à peindre en noir tout ce qui lui tombait sous la main. À l’époque, il utilisait surtout du charbon.

— Et maintenant ?

— Maintenant, Karl fait le difficile ! rit Corto. Aucun produit ne lui donne satisfaction. Pour ses monochromes, il essaie des mélanges, à base d’aniline et d’indanthrène. Il me donne des listes de produits chimiques incompréhensibles ! Il cherche la non-couleur absolue. Quelque chose qui absorberait vraiment la lumière.

Le malabar s’était remis au travail, penché sur un bac où il pétrissait une sorte de goudron chaud et souple. Il ricanait encore sous son masque.