Arrête ça, Aiken. Va persécuter quelqu’un d’autre.
UN CHOC.
Bon Dieu, Elizabeth. Vite ! Elle va bousiller Stein.
STEIN.
Lentement, Elizabeth se tourna sur sa selle et regarda le cavalier voisin. A l’instant où elle discernait enfin une silhouette féminine en longs voiles noirs flottants, l’esprit d’Aiken gémit plus fort. Sukey. Un visage tendu, des joues rondes, un nez minuscule. Ses yeux indigo étaient trop rapprochés pour qu’elle fût vraiment belle. En cet instant, la panique les rendait vitreux.
Elizabeth plongea dans son esprit sans y être invitée et saisit en une brève seconde la situation. Aiken, puis Creyn, qui venait d’intervenir, restèrent à l’extérieur, impuissants. Sukey était aux prises avec l’esprit enragé de Stein. Son équilibre était menacé par la violence mentale de l’homme. Ce qui s’était passé était évident. Sukey était une rédactrice latente extrêmement puissante que son torque d’argent avait rendue pleinement opérante. Stimulée par Aiken, elle avait testé ses nouveaux dons en pénétrant en Stein, attirée sans doute par la vulnérabilité du géant endormi. Elle s’était glissée au-delà du faible niveau neural créé par le torque gris de Stein que Creyn avait réglé afin de calmer le fou furieux et de bloquer la souffrance résiduelle de ses blessures. Franchissant ce mince couvercle, Sukey avait découvert l’état pitoyable dans lequel se trouvait le subconscient de Stein – les anciennes ulcérations psychiques, les récentes déchirures de son moi. Tout cela se mêlait en un maelström de violence contenue.
Poussée par le tentateur, Sukey avait réagi avec sa compassion naturelle. Certaine de pouvoir venir en aide à Stein, elle avait entamé sur lui une désastreuse opération rédactive. La brute qui habitait le cerveau meurtri du Viking avait réagi et riposté, prenant sa maladresse pour une agression. Et, à présent, Stein et Sukey étaient engagés dans un effrayant conflit de psycho-énergies. S’il ne cessait pas rapidement, il en résulterait une rupture totale de la personnalité chez Stein et le plongeon dans l’imbécillité pour la femme.
Elizabeth lança une pensée ardente vers l’esprit de Creyn. Elle plongea, déploya comme de grandes ailes le champ rédactif de son esprit sur les deux cerveaux frénétiques. Elle chassa sans cérémonie l’esprit de la jeune femme, la remit aux soins de Creyn qui l’apaisa aisément, observant l’intervention avec un respect mêlé d’une autre émotion.
Elizabeth élabora des tampons, bloqua le tourbillon mental et étouffa peu à peu le puits de fureur et de rage. Elle ôta toute la structure d’altération psychique improvisée par Sukey, avec ses canaux de drainage trop dérisoires pour une réelle catharsis. Avec une force affectueuse, elle perça l’ego endommagé de Stein, scella les lèvres des blessures et rassembla les parties déchirées afin que le processus de guérison fût entamé. Les abcès psychiques les plus anciens gonflèrent et crevèrent sous sa pression, laissant échapper un peu de leurs poisons. L’humiliation et la réjection s’estompèrent. Le père-monstre diminua pour reprendre une dimension pathétique et humaine. La mère-amante perdit un peu de sa vêture de rêve. Stein éveillé se vit dans le miroir guérisseur d’Elizabeth. Il cria. Il reposait.
Elizabeth émergea.
La colonne s’était arrêtée. Des cavaliers s’étaient rassemblés autour d’Elizabeth et de sa monture. Elle eut un frisson dans l’air humide du soir. Creyn ôta alors sa propre cape écarlate et blanche et la drapa sur ses épaules.
— Elizabeth, c’était magnifique. Nul d’entre nous, pas même Seigneur Dionket, le plus grand d’entre nous, n’aurait pu faire mieux. Ils sont sauvés. L’un et l’autre.
— Mais ce n’est pas encore terminé, dit-elle avec effort. Je n’en ai pas fini en ce qui le concerne. Il résiste. Il est tellement fort. J’ai… j’ai mis tout ce que je pouvais.
Creyn toucha le cercle d’or qui enserrait son cou.
— Je ne peux pas augmenter l’enveloppe neurale de son torque gris. Cette nuit, quand nous serons à Roniah, nous serons à même d’en faire plus. Il sera rétabli dans quelques jours.
A aucun moment, durant l’affrontement métapsychique, Stein n’avait fait le moindre mouvement. Il poussa un énorme soupir. Les deux soldats descendirent de selle et vinrent placer derrière lui un dossier de soutien.
— A présent, il ne craindra plus de tomber, dit Creyn. Nous l’installerons plus confortablement. Mais nous ferions bien de reprendre la route.
— Est-ce que quelqu’un aurait la bonté de me dire ce qui se passe ? demanda Bryan.
Il ne portait pas de torque et l’événement lui avait en grande partie échappé.
Un personnage trapu, aux cheveux filasse, avec des traits vaguement orientaux, désigna Aiken Drum.
— Demandez-le-lui. Il a tout commencé.
Avec un sourire, Aiken pianota sur son torque d’argent. Des papillons blancs surgirent soudain de l’ombre et se mirent à tourbillonner follement autour de la tête de Sukey.
— Une bonne intention qui a mal tourné, c’est tout ! dit Aiken.
— Ça suffit ! lança Creyn.
Les papillons disparurent. Le grand Tanu reprit avec un ton de menace voilée :
— Sukey n’était que l’agent. Il est évident que c’est vous l’instigateur. Cela vous amusait de mettre votre ami et cette femme inexpérimentée en situation de danger mortel.
Sur le visage de lutin d’Aiken, il n’y avait pas le moindre signe de remords.
— Mais elle me semblait suffisamment forte. Et personne ne l’a obligée à s’occuper de lui.
— Je voulais seulement lui venir en aide, intervint Sukey avec un accent de dignité offensée. Il était dans un état désespéré ! Il avait besoin de moi ! Aucun d’entre vous ne se souciait de lui !
Creyn dit d’un ton coupant :
— Ce n’était ni le lieu ni l’heure d’entreprendre une opération rédactive aussi difficile. Stein aurait été soigné le moment venu.
— Si je comprends bien, dit Bryan, elle a voulu intervenir sur son esprit ?
— Elle a tenté de le guérir, dit Elizabeth. Je suppose qu’Aiken l’avait incitée à essayer ses nouveaux pouvoirs métas, tout comme il avait essayé les siens. Mais elle ne les contrôlait pas.
— Cessez de parler de moi comme si j’étais une enfant demeurée ! s’écria Sukey. D’accord, c’était trop fort pour moi. Je n’aurais pas dû. Mais c’était dans une bonne intention !
L’homme aux cheveux filasse eut un rire rauque. Une chemise de flanelle à carreaux dissimulait à demi son torque d’argent. Il portait un pantalon de coutil épais et des bottes de bûcheron à crampons.
— Une bonne intention ! Ce sera sûrement l’épitaphe de l’humanité un jour prochain ! Même cette bonne madame Guderian avait une bonne intention quand elle a laissé tous ces gens passer dans ce monde infernal !
— Raimo, dit Creyn, l’enfer n’existera que parce que vous l’aurez fait. A présent, nous devons repartir. Elizabeth, si vous vous en sentez capable, voudriez-vous aider Sukey à comprendre un peu ses nouveaux pouvoirs ? Ou du moins à accepter certaines limitations jusqu’à nouvel ordre.
— Je suppose que c’est nécessaire.
Aiken se rapprocha de Sukey qui courbait la tête, l’air sombre, et lui tapota fraternellement l’épaule.
— Ça va aller, ma belle. Notre ex-maîtresse en domination mentale va te donner un petit cours rapide, et tu pourras même essayer avec moi ! Je te jure que je ne t’avalerai pas toute vivante. On risque même de s’amuser pas mal si tu commences à détortiller les nœuds de mon méchant petit esprit mauvais !
Aiken laissa échapper un cri sous le brusque pincement psychique d’Elizabeth.
— Ça suffit comme ça, mon petit ! Va donc t’entraîner sur les chauve-souris ou les hérissons.