– Oh, vous savez, cela...
– C'est qu'arrivent au pouvoir des gens nouveaux, qui savent quelque chose que les gens d'avant ne savaient pas. Napoléon envoie des équipes d'hommes pour avancer dans le noir, au milieu des déjections de la métropole. Qui a eu le courage de travailler là-bas, à cette époque, a trouvé beaucoup de choses. Des bagues, de l'or, des colliers, des bijoux, que n'était-il pas tombé de qui sait où dans ces couloirs. Des gens qui avaient le cœur d'avaler ce qu'ils trouvaient, pour sortir ensuite, prendre un laxatif, et devenir riches. Et on a découvert que nombre de maisons avaient un passage souterrain qui menait directement à l'égout.
– Ça, alors...
– A une époque où l'on jetait son vase de nuit par les fenêtres ? Et pourquoi trouva-t-on, dès ce temps-là, des égouts avec une sorte de trottoir latéral, et des anneaux de fer murés afin qu'on pût s'y accrocher ? Ces passages correspondent à ces tapis francs où le milieu – la pègre, comme on disait alors – se réunissait, et si la police arrivait on pouvait s'enfuir et réémerger d'un autre côté.
– Feuilleton, pardi...
– Ah oui ? Qui cherchez-vous à protéger, vous ? Sous Napoléon III, le baron Haussmann oblige par décret toutes les maisons de Paris à construire un réservoir autonome, et puis un couloir souterrain qui conduise aux égouts collecteurs... Une galerie de deux mètres trente de hauteur et d'un mètre trente de largeur. Vous rendez-vous compte ? Chaque maison de Paris reliée par un couloir souterrain aux égouts. Et vous savez quelle est la longueur des égouts de Paris, aujourd'hui ? Deux mille kilomètres, et sur différents strates ou niveaux. Et tout a commencé avec celui qui a projeté à Heidelberg ces jardins...
– Et alors ?
– Je vois que vous ne voulez vraiment pas parler. Et pourtant vous savez quelque chose que vous ne voulez pas me dire.
– Je vous en prie, laissez-moi, il est bien tard, vé, on m'attend pour une réunion. » Bruit de pas.
Je ne comprenais pas à quoi voulait en venir Salon. Je regardai autour de moi, serré que j'étais entre la rocaille et l'ouverture de l'oreille, et je me sentis dans le sous-sol, moi aussi sous une voûte, et j'eus l'impression que l'embouchure de ce canal phonurgique n'était autre que le début d'une descente dans des boyaux obscurs qui plongeaient vers le centre de la terre, grouillants de Nibelungen. Je sentis le froid. J'allais m'éloigner lorsque j'entendis encore une voix : « Venez. On va commencer. Dans la salle secrète. Appelez les autres. »
– 61 –
Un Dragon à trois têtes garde cette Toison d'or. La première tête est issue des eaux, la seconde de la terre, la troisième de l'air. Néanmoins, il faut que ces trois têtes n'en forment qu'une très puissante, qui dévorera tous les autres Dragons.
Jean D'ESPAGNET, Arcanum Hermeticae Philosophiae Opus, 1623, 138.
Je retrouvai mon groupe et dis à Agliè que j'avais entendu quelqu'un parler à voix basse d'une réunion.
« Ah, dit Agliè, on est curieux ! Mais je vous comprends. Si vous vous enfoncez dans les mystères hermétiques, vous voudrez n'en rien ignorer. Eh bien, ce soir devrait avoir lieu, pour ce que j'en sais, l'initiation d'un nouveau membre de l'Ordre de la Rose-Croix Ancien et Accepté.
– On peut voir ? demanda Garamond.
– On ne peut pas. On ne doit pas. On ne devrait. On ne pourrait. Mais nous ferons comme ces personnages du mythe grec, qui virent ce qu'ils ne devaient pas, et nous affronterons l'ire des dieux. Je vous permets de glisser un regard. » Il nous fit monter par un escalier étroit jusqu'à un couloir sombre, écarta une tenture et, à travers une baie vitrée close, nous pûmes jeter un coup d'œil dans la salle en contrebas, éclairée par des braseros ardents. Les murs étaient tapissés de damas tissé de fleurs de lys, et au fond se dressait un trône surmonté d'un baldaquin doré. De chaque côté du trône, profilés en carton ou en matière plastique, posés sur deux trépieds, un soleil et une lune, d'une exécution plutôt grossière mais recouverts de feuilles d'étain ou de lames de métal, naturellement d'or et d'argent, et d'un certain effet car les deux astres étaient directement animés par les flammes d'un brasero. Au-dessus du baldaquin pendait du plafond une énorme étoile, étincelante de pierres précieuses, ou de lamelles de verre. Le plafond était tapissé de damas bleu constellé de grandes étoiles argentées.
Face au trône, une longue table que décoraient des palmes où était posée une épée, et, juste devant la table, un lion empaillé à la gueule grande ouverte. D'évidence quelqu'un lui avait disposé une petite lampe rouge à l'intérieur du crâne car ses yeux brillaient, incandescents, et sa gorge paraissait lancer des flammes. Je pensai qu'il devait y avoir la patte de monsieur Salon là-dessous, et je réalisai enfin à quels clients curieux il faisait allusion le jour où je le rencontrai dans la mine, à Munich.
A la table se trouvait Bramanti, attifé d'une tunique écarlate et de parements verts brodés, d'une chape blanche à frange d'or, d'une croix sur la poitrine, et d'un chapeau rappelant vaguement une mitre, orné d'un panache blanc et rouge. Devant lui, dans une attitude hiératique, une vingtaine de personnes, également en tunique écarlate, mais sans parements. Tous portaient sur la poitrine quelque chose de doré qu'il me sembla reconnaître. Je me souvins d'un portrait de la Renaissance, d'un grand nez des Habsbourg, de cet agneau bizarre aux pattes pendantes, pendu par la taille. Ces gens se paraient d'une imitation acceptable de la Toison d'or.
Bramanti était en train de parler, les bras levés, comme s'il psalmodiait une litanie, et les assistants répondaient par moments. Puis Bramanti leva l'épée et tous tirèrent de leur tunique un stylet, ou un coupe-papier, et ils le brandirent. Et ce fut à cet instant qu'Agliè laissa retomber la tenture. Nous en avions trop vu.
Nous nous éloignâmes (à l'allure de la Panthère rose, comme précisa Diotallevi, exceptionnellement informé sur les perversions du monde contemporain), et nous retrouvâmes dans le jardin, un peu essoufflés.
Garamond était abasourdi. « Mais ce sont des... maçons?
– Oh, dit Agliè, que veut dire maçons ? Ce sont des adeptes d'un ordre chevaleresque, qui se réfère aux Rose-Croix et indirectement aux Templiers.
– Mais tout ça n'a rien à voir avec la maçonnerie ? demanda encore Garamond.
– S'il y a quelque chose en commun avec la maçonnerie, dans ce que vous avez vu, c'est que le rite de Bramanti aussi est un hobby pour les gens des professions libérales et les politiciens de province. Mais il en alla ainsi dès les débuts : la franc-maçonnerie fut une pâle spéculation sur la légende templière. Et celle-ci est la caricature d'une caricature. Sauf que ces messieurs le prennent terriblement au sérieux. Hélas ! Le monde grouille de rosicruciens et de templaristes comme ceux que vous avez vus ce soir. Ce n'est pas de ceux-là qu'il faudra attendre une révélation, même si c'est parmi eux qu'on pourrait rencontrer un initié digne de foi.
– Mais enfin, demanda Belbo, et sans ironie, sans défiance, comme si la question le concernait personnellement, enfin, vous les fréquentez. A qui pouvez-vous... excusez-moi... pouviez-vous croire, vous, parmi tous ceux-là ?
– A aucun, naturellement. Ai-je l'air d'un individu crédule ? Je les regarde avec la froideur, la compréhension, l'intérêt avec quoi un théologien peut observer les foules napolitaines qui hurlent en attendant le miracle de saint Janvier. Ces foules témoignent une foi, un besoin profond, et le théologien rôde parmi ces gens bavant et suant parce qu'il pourrait y rencontrer le saint qui s'ignore, le porteur d'une vérité supérieure, capable un jour de jeter une nouvelle lumière sur le mystère de la Très Sainte Trinité. Mais la Très Sainte Trinité n'est pas saint Janvier. »