Il était insaisissable. Je ne savais comment définir son scepticisme hermétique, son cynisme liturgique, cette mécréance supérieure qui le portait à reconnaître la dignité de toute superstition qu'il méprisait.
« C'est simple, répondait-il à Belbo, si les Templiers, les vrais, ont laissé un secret et institué une continuité, il faudra bien aller à leur recherche, et dans les milieux où ils pourraient le plus facilement se camoufler, où peut-être eux-mêmes inventent rites et mythes pour agir inobservés, tel un poisson dans l'eau. Que fait la police quand elle cherche l'évadé sublime, le génie du mal ? Elle passe au peigne fin les bas-fonds, les bars mal famés que hantent d'habitude la canaille, les petites frappes, qui ne parviendront jamais à concevoir les crimes grandioses de la personne recherchée. Que fait le stratège de la terreur pour recruter ses futurs acolytes, et se rencontrer avec les siens, et les reconnaître ? Il déambule dans ces lieux de rendez-vous de pseudo-subversifs où beaucoup, qui ne seront jamais tels par manque de trempe, miment à découvert les comportements présumés de leurs idoles. On cherche la lumière perdue dans les incendies, ou dans ces sous-bois quand, après le flamboiement, les flammes ronflent sous les broussailles, la boue de feuilles et d'herbes, le feuillage à demi brûlé. Et où pourrait-il mieux se masquer, le vrai Templier, si ce n'est au milieu de la foule de ses caricatures ? »
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Nous considérerons comme sociétés druidiques par définition les sociétés qui s'affirment druidiques dans leur appellation ou dans leurs buts et qui confèrent des initiations se réclamant du druidisme.
M. RAOULT, Les druides. Les sociétés initiatiques celtes contemporaines, Paris, Rocher, 1983, p. 18.
Minuit approchait et, selon le programme d'Agliè, nous attendait la seconde surprise de la soirée. Nous quittâmes les jardins palatins et reprîmes le voyage à travers les collines.
Trois quarts d'heure plus tard, Agliè fit garer les deux voitures au bord d'un fourré. Il fallait traverser un maquis, dit-il, pour arriver à une clairière, et il n'y avait ni route ni sentier.
Nous avancions sur une pente légère, tout en piétinant dans le sous-bois : ce n'était pas mouillé, mais les chaussures glissaient sur un dépôt de feuilles pourries et de racines gluantes. De temps à autre, Agliè allumait une lampe de poche pour repérer des passages praticables, mais il l'éteignait aussitôt car – disait-il – il ne fallait pas signaler notre présence aux officiants. A un moment donné, Diotallevi hasarda un commentaire, dont j'ai un vague souvenir, peut-être évoqua-t-il le Petit Chaperon Rouge, mais Agliè, et avec une certaine tension, le pria de s'abstenir.
Alors que nous étions sur le point de sortir du maquis, nous commençâmes d'entendre des voix lointaines. Nous arrivâmes enfin à l'orée de la clairière qui nous apparut dès l'abord éclairée par des lumières douces, comme des torches, ou mieux, des lumignons qui ondoyaient presque à ras de terre, des lueurs faibles et argentées, comme si une substance gazeuse brûlait avec une froideur chimique en bulles de savon errant sur l'herbe. Agliè nous dit de nous arrêter où nous étions, encore à l'abri des buissons, et d'attendre, sans nous faire remarquer.
« D'ici peu arriveront les prêtresses. Les druidesses, plutôt. Il s'agit d'une invocation à la grande vierge cosmique Mikil – saint Michel en représente une adaptation populaire chrétienne, et ce n'est pas un hasard si saint Michel est un ange, donc androgyne, et s'il a pu prendre la place d'une divinité féminine...
– D'où viennent-elles ? chuchota Diotallevi.
– De différents endroits, de la Normandie, de la Norvège, de l'Irlande... L'événement est plutôt singulier et cette aire est propice au rite.
– Pourquoi ? demanda Garamond.
– Parce que certains lieux sont plus magiques que d'autres.
– Mais qui sont-elles... dans la vie ? demanda encore Garamond.
– Des personnes comme tout le monde. Des dactylos, des inspectrices, des poétesses. Des personnes que vous pourriez rencontrer demain sans les reconnaître. »
Maintenant nous entrevoyions une petite foule qui s'apprêtait à envahir le centre de la clairière. Je compris que les lumières froides que j'avais vues étaient de petites lampes que les prêtresses portaient à la main, et elles m'avaient semblé au ras de l'herbe parce que la clairière se trouvait au sommet d'un coteau, et de loin j'avais discerné dans le noir les druidesses qui, montant de la vallée, en émergeaient sur le bord extrême du petit plateau. Elles étaient vêtues de tuniques blanches qui flottaient dans le vent léger. Elles se disposèrent en cercle, et au centre se placèrent trois officiantes.
« Ce sont les trois hallouines de Lisieux, de Clonmacnois et de Pino Torinese », dit Agliè. Belbo demanda pourquoi précisément elles et Agliè haussa les épaules : « Silence, attendons. Je ne peux pas vous résumer en trois mots le rituel et la hiérarchie de la magie nordique. Contentez-vous de ce que je vous dis. Si je n'en dis pas plus, c'est parce que je n'en sais rien... ou que je ne peux rien en dire. Il faut que je respecte certains devoirs de réserve... »
J'avais remarqué, au milieu de la clairière, un tas de pierres qui rappelait, encore que de loin, un dolmen. La clairière avait été probablement choisie en raison de la présence de ces rocs. Une officiante monta sur le dolmen et souffla dans une trompette. On eût dit, plus encore que l'instrument que nous avions vu quelques heures auparavant, un buccin pour marche triomphale d'Aïda. Mais il en sortait un son feutré et nocturne, qui paraissait venir de très loin. Belbo me toucha le bras : « C'est le ramsinga, le ramsinga des thugs près du banian sacré... »
Je fus indélicat. Je ne me rendis pas compte qu'il plaisantait justement pour refouler d'autres analogies, et je retournai le couteau dans la plaie. « Certes, ce serait moins suggestif avec le génis », dis-je.
Belbo acquiesça d'un signe de tête. « Je suis ici précisément parce qu'ils ne veulent pas du génis », dit-il. Je me demande si ce ne fut pas ce soir-là qu'il commença d'entrevoir un lien entre ses songes et tout ce qui lui arrivait ces mois-là.
Agliè n'avait pas suivi nos propos mais il nous avait entendus chuchoter. « Il ne s'agit pas d'un avis, ni d'un appel, dit-il, il s'agit d'une sorte d'ultrason, pour établir le contact avec les ondes souterraines. Vous voyez, à présent les druidesses se tiennent toutes par la main, en cercle. Elles créent une sorte d'accumulateur vivant, pour recueillir et concentrer les vibrations telluriques. Maintenant devrait apparaître le nuage...
– Quel nuage ? murmurai-je.
– La tradition l'appelle nuage vert. Attendez... »
Je ne m'attendais à aucun nuage vert. Pourtant, presque subitement, de la terre se leva une brume soyeuse – je l'aurais taxée de brouillard si elle avait été uniforme et massive. C'était une formation en flocons, qui s'agrégeait en un point et puis, mue par le vent, s'élevait par bouffées tel un écheveau de barbe à papa, se déplaçait en flottant dans l'air, allait se mettre en pelote dans un autre point de la clairière. L'effet était singulier : tantôt apparaissaient les arbres sur le fond, tantôt tout se confondait en une vapeur blanchâtre, tantôt le gros flocon non cardé devenait fumigène au centre de la clairière, nous dérobant la vue de ce qui se passait, et laissant dégagés les bords du plateau et le ciel, où continuait à resplendir la lune. Les mouvements des flocons étaient brusques, inattendus, comme s'ils obéissaient à l'impulsion d'un souffle capricieux.