Je pensai à un artifice chimique ; puis je réfléchis : à environ six cents mètres d'altitude, il était bien possible qu'il s'agît de véritables nuages. Prévus par le rite, évoqués ? Peut-être pas, mais les officiantes avaient calculé que sur cette hauteur, dans des circonstances favorables, pouvaient se former ces bancs erratiques à fleur de terre.
Il était difficile d'échapper à la fascination de la scène, d'autant que les robes des officiantes s'amalgamaient à la blancheur des fumées, et leurs silhouettes paraissaient sortir de cette obscurité laiteuse, et y rentrer, comme si elles étaient engendrées par elle.
Vint un moment où le nuage avait envahi tout le centre du pré et quelques floches, qui montaient en s'effilochant, cachaient presque totalement la lune, sans aller jusqu'à rendre livide la clairière, toujours claire sur ses bords. Alors nous vîmes une druidesse sortir du nuage et, en hurlant, courir vers le bois, les bras tendus en avant, si bien que je pensais qu'elle nous avait découverts et nous lançait des malédictions. Mais, à deux ou trois mètres de nous, elle bifurqua et se mit à courir en rond autour de la nébuleuse, disparut vers la gauche dans la blancheur pour réapparaître sur la droite quelques minutes après, de nouveau elle fut très près de nous, et je pus voir son visage. C'était une sibylle au grand nez dantesque sur une bouche aussi fine qu'une rhagade, s'ouvrant comme une fleur sous-marine, sans plus de dents, sauf deux uniques incisives et une canine asymétrique. Les yeux étaient mobiles, rapaces, vrillants. J'entendis, ou il me sembla entendre, ou je crois maintenant me rappeler avoir entendu – et je superpose à ce souvenir d'autres réminiscences –, avec une série de mots que je pris alors pour du gaélique, certaines évocations dans une sorte de latin, quelque chose comme « o pegnia (oh, é oh !, intus) et ééé ulama!!! », et d'un coup la brume disparut presque, la clairière redevint limpide, et je vis qu'elle avait été envahie par une troupe de cochons aux cous trapus entourés d'un collier de pommes vertes. La druidesse qui avait sonné de la trompette, toujours perchée sur le dolmen, brandissait à présent un couteau.
« Allons, dit Agliè, d'un ton sec. C'est fini. »
Je m'aperçus, en l'entendant, que le nuage se trouvait au-dessus de nous et autour de nous, et que je ne discernais presque plus mes voisins.
« Comment, c'est fini ? dit Garamond. Il me semble que le meilleur commence à présent !
– C'est fini, pour ce que vous pouviez voir, vous. Impossible. Respectons le rite. Allons. »
Il rentra dans le bois, aussitôt absorbé par l'humidité qui nous enveloppait. Nous avançâmes en frissonnant, glissant sur le terreau de feuilles pourries, haletants et désordonnés tels les soldats d'une armée en fuite. Nous nous retrouvâmes sur la route. Nous pourrions être à Milan en moins de deux heures. Avant de monter dans la voiture de Garamond, Agliè nous salua : « Pardonnez-moi si j'ai interrompu le spectacle. Je voulais vous faire connaître quelque chose, quelqu'un qui vit autour de nous, et pour qui, au fond, vous aussi désormais vous travaillez. Mais on ne pouvait en voir davantage. Lorsque j'ai été informé de cet événement, j'ai dû promettre que je ne troublerais pas la cérémonie. Notre présence eût négativement influencé les phases suivantes.
– Mais les cochons ? Et que se passe-t-il maintenant ? demanda Belbo.
– Ce que je pouvais dire, je l'ai dit. »
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« A quoi te fait penser ce poisson ? – A d'autres poissons. – A quoi te font penser les autres poissons ? – A d'autres poissons. »
Joseph HELLER, Catch 22, New York, Simon & Schuster, 1961, XXVII.
Je revins du Piémont bourrelé de remords. Mais, comme je revis Lia, j'oubliai tous les désirs qui m'avaient effleuré.
Toutefois, ce voyage m'avait fourni d'autres pistes, et je trouve à présent préoccupant de ne m'en être pas alors préoccupé. J'étais en train de mettre définitivement en ordre, chapitre après chapitre, l'iconographie pour l'histoire des métaux, et je ne parvenais plus à m'arracher au démon de la ressemblance, comme cela m'était déjà arrivé à Rio. Qu'est-ce qu'il y avait de différent entre ce poêle cylindrique de Réaumur, 1750, cette chambre chaude pour le couvage des oeufs, et cet athanor XVIIe, ventre maternel, sombre utérus pour le couvage de qui sait quels métaux mystiques ? C'était comme si on avait installé le Deutsches Museum dans le château piémontais que j'avais visité une semaine auparavant.
Il me devenait de plus en plus difficile de faire le départ entre le monde de la magie et ce que nous appelons aujourd'hui l'univers de la précision. Je retrouvais des personnages que j'avais étudiés à l'école comme des porteurs de la lumière mathématique et physique au milieu des ténèbres de la superstition, et je découvrais qu'ils avaient travaillé un pied dans la Kabbale et un pied dans leur laboratoire. Se pouvait-il que je fusse en train de relire l'histoire entière à travers les yeux de nos diaboliques ? Mais enfin, je tombais sur des textes insoupçonnables qui me racontaient comment les physiciens positivistes, frais émoulus de l'université, allaient se frotter aux séances médiumniques et aux cénacles astrologiques, et comment Newton était arrivé aux lois de la gravitation universelle parce qu'il croyait à l'existence de forces occultes (je me rappelais ses explorations dans la cosmologie rose-croix).
Je m'étais fait un devoir scientifique d'incrédulité, mais à présent il fallait que je me méfie même des maîtres qui m'avaient appris à devenir incrédule.
Je me dis : je suis comme Amparo, on ne m'y prend pas mais je me laisse prendre. Et je me surprenais à réfléchir sur le fait qu'au fond la grande pyramide avait vraiment pour hauteur un milliardième de la distance terre-soleil, ou que se dessinaient vraiment des analogies entre mythologie celtique et mythologie amérindienne. Et je commençais à interroger tout ce qui m'entourait, les maisons, les enseignes des magasins, les nuages dans le ciel et les gravures dans les bibliothèques, pour qu'ils me racontent non pas leur histoire mais une autre histoire, que certainement ils cachaient mais qu'en définitive ils dévoilaient à cause et en vertu de leurs mystérieuses ressemblances.
C'est Lia qui me sauva, momentanément du moins.
Je lui avais tout raconté (ou presque) de ma visite au Piémont, et soir après soir je revenais à la maison avec de nouvelles données à ajouter à mon fichier des croisements. Elle commentait : « Mange, que tu es maigre comme un clou. » Un soir elle s'était assise à côté de mon bureau, elle avait tiré à droite et à gauche les mèches de son front pour me regarder droit dans les yeux ; elle s'était mis les mains sur son giron, comme fait une ménagère. Elle ne s'était jamais assise de cette façon, en écartant les jambes, la jupe tendue d'un genou à l'autre. Je pensai que c'était une pose disgracieuse. Et puis j'observai son visage, et il me paraissait plus lumineux, inondé d'une tendre couleur. Je l'écoutai – mais sans savoir encore pourquoi – avec respect.
« Poum, m'avait-elle dit, je n'aime pas la manière dont tu vis l'histoire des éditions Manuzio. Avant, tu recueillais des faits comme on recueille des coquillages. Maintenant, on dirait que tu coches des numéros sur les fiches du loto.
– C'est seulement parce que je m'amuse davantage, avec ces gens-là.
– Tu ne t'amuses pas, tu te passionnes, et c'est différent. Fais attention, ces gens-là sont en train de te rendre malade.