Выбрать главу

– Mais les fleuves...

– Les fleuves, ce n'est pas parce qu'ils sont horizontaux, mais parce qu'il y a de l'eau dedans, et tu ne veux tout de même pas que je t'explique le rapport entre l'eau et le corps... Bon, en somme nous sommes faits comme ça, avec ce corps, tous, et c'est pour ça que nous élaborons les mêmes symboles à des millions de kilomètres de distance et forcément tout se ressemble ; et alors tu vois que les personnes douées d'un brin de jugeote, si elles regardent le fourneau de l'alchimiste, tout fermé et chaud dedans, pensent au ventre de la mère qui fait son enfant : et seuls tes diaboliques, voyant la Vierge sur le point d'accoucher, pensent que c'est une allusion au fourneau de l'alchimiste. C'est ainsi qu'ils ont passé des milliers d'années à chercher un message, quand tout était déjà ici, il suffisait qu'ils se regardent dans leur miroir.

– Toi, tu me dis toujours la vérité. Tu es mon Moi, qui au fond est mon Soi vu par Toi. Je veux découvrir tous les archétypes secrets du corps. » Ce soir-là nous inaugurâmes l'expression « faire les archétypes » pour indiquer nos moments de tendresse.

Alors que déjà je m'abandonnais au sommeil, Lia me toucha l'épaule. « J'allais oublier, dit-elle. Je suis enceinte. »

J'aurais dû écouter Lia. Elle parlait avec la sagesse de qui sait où naît la vie. En nous engageant dans les souterrains d'Agarttha, dans la pyramide d'Isis Dévoilée, nous étions entrés dans Gébura, la sefira de la terreur, le moment où la colère se fait sentir dans le monde. Ne m'étais-je pas laissé séduire, ne fût-ce qu'un instant, par la pensée de Sophia ? Moïse Cordovéro dit que le Féminin est à gauche, et que toutes ses directions sont de Gébura... A moins que l'homme ne mette en oeuvre ces tendances pour parer son Épouse, et, tout en l'attendrissant, ne la fasse marcher vers le bien. Comme pour dire que tout désir doit demeurer dans ses propres limites. Autrement Gébura devient la Sévérité, l'apparence obscure, l'univers des démons.

Discipliner le désir... Ainsi avais-je fait dans la tente de l'umbanda, j'avais joué de l'agogô, j'avais pris part au spectacle du côté de l'orchestre, et je m'étais soustrait aux transes. Et ainsi avais-je fait avec Lia, j'avais réglé le désir dans l'hommage à l'Épouse, et j'avais été récompensé au creux de mes lombes, ma semence avait été bénie.

Mais je n'ai pas su persévérer. J'allais succomber à la beauté de Tif'érét.

6

TIF'ÉRÉT

– 64 –

Rêver d'habiter dans une ville nouvelle et inconnue signifie mourir dans peu de temps. En effet, les morts habitent ailleurs, et on ne sait pas où.

Jérôme CARDAN, Somniorum Synesiorum, Bâle, 1562, 1, 58.

Si Gébura est la sefira du mal et de la peur, Tif'érét est la sefira de la beauté et de l'harmonie. Diotallevi disait : c'est la spéculation illuminante, l'arbre de vie, le plaisir, l'apparence purpurine. C'est l'accord de la Règle avec la Liberté.

Et cette année-là fut pour nous l'année du plaisir, de la subversion ludique du grand texte de l'univers, où se célébrèrent les épousailles de la Tradition et de la Machine Électronique. Nous créions, et en tirions des jouissances. Ce fut l'année où nous inventâmes le Plan.

Au moins pour moi, à coup sûr, ce fut une année heureuse. La grossesse de Lia se poursuivait sereinement, entre les éditions Garamond et mon agence je commençais à vivre sans difficultés pécuniaires, j'avais gardé mon bureau dans la vieille bâtisse de banlieue, mais nous avions restructuré l'appartement de Lia.

La merveilleuse aventure des métaux était désormais entre les mains des typographes et des correcteurs. Et c'est alors que monsieur Garamond avait eu son idée géniale : « Une histoire illustrée des sciences magiques et hermétiques. Avec le matériel qui nous arrive des diaboliques, avec les compétences que vous avez acquises, avec le conseil de cet homme incroyable qu'est Agliè, une petite année et vous serez en mesure de réunir un volume grand format, quatre cents pages tout illustrées, des tables en couleurs à couper le souffle. Grâce au recyclage d'une partie du matériel iconographique de l'histoire des métaux.

– Eh mais, objectais-je, le matériel est différent. Qu'est-ce que j'en fais, de la photo d'un cyclotron ?

– Qu'est-ce que vous en faites ? De l'imagination, Casaubon, de l'imagination ! Qu'est-ce qui arrive dans ces machines atomiques, dans ces positrons mégatroniques, passez-moi leurs noms ? La matière se réduit en bouillie, vous y mettez du gruyère et il en sort du quark, des trous noirs, de l'uranium centrifugé ou que sais-je encore ! La magie faite chose, Hermès et Alchermès – en somme, c'est vous qui devez me donner la réponse. Ici à gauche la gravure de Paracelse, l'Abracadabra avec ses alambics, sur fond or, et à droite les quasars, le mixeur d'eau lourde, l'anti-matière gravitationnelgalactique, en somme, c'est moi qui dois tout faire ? Celui qui ne comprenait goutte et tripatouillait avec des œillères n'est pas le magicien, c'est le scientifique qui a arraché les secrets occultes de la matière. Découvrir le merveilleux autour de nous, faire soupçonner qu'à Monte Palomar ils en savent plus que ce qu'ils disent... »

Pour m'encourager, il augmenta mes honoraires de façon presque sensible. Je me lançai à la découverte des miniatures du Liber Solis de Trismosin, du Mutus Liber, du Pseudo-Lulle. Je remplissais les classeurs de pentacles, arbres sefirotiques, décans, talismans. Je fréquentais les salles les plus oubliées des bibliothèques, j'achetais des dizaines de volumes chez ces libraires qui naguère vendaient la révolution culturelle.

Je frayais avec les diaboliques, désinvolte comme un psychiatre qui se prend d'affection pour ses patients et trouve balsamiques les brises qui soufflent au milieu du parc séculaire de sa clinique privée. Peu après il commence à écrire des pages sur le délire, puis des pages de délire. Il ne se rend pas compte que ses malades l'ont séduit : il croit qu'il est devenu un artiste. Ainsi naquit l'idée du Plan.

Diotallevi fut d'accord d'entrée de jeu parce que pour lui cela participait de la prière. Quant à Jacopo Belbo, je crus qu'il s'amusait autant que moi. A présent seulement je comprends qu'il n'en tirait nulle vraie jouissance. Il y participait comme quelqu'un se ronge les ongles.

Autrement dit, il jouait pour trouver au moins l'une des fausses adresses, ou la scène théâtrale sans rampe dont il parle dans le file appelé Rêve. Des théologies de remplacement pour un Ange qui ne serait jamais arrivé.

FILENAME : RÊVE

Je ne me souviens pas s'il m'est arrivé de faire ces rêves l'un dans l'autre, ou s'ils se succèdent dans le cours de la même nuit, ou si simplement ils alternent.

Je cherche une femme, une femme que je connais, avec qui j'ai eu des rapports intenses, à telle enseigne que je ne parviens pas à réaliser pourquoi je les ai relâchés – moi, par ma faute, en disparaissant de la circulation. Il me semble inconcevable que j'aie laissé passer tant de temps. C'est certainement elle que je cherche, mieux : elles au pluriel, il ne s'agit pas d'une seule femme, elles sont nombreuses, toutes perdues de la même manière, par inertie – et je suis pris d'incertitude, et une me suffirait, car ça je le sais : j'ai beaucoup perdu en les perdant. D'habitude je ne trouve pas, je n'ai plus, je n'arrive pas à me décider à ouvrir mon agenda où il y a le numéro de téléphone, et si même je l'ouvre c'est comme si j'étais presbyte, je n'arrive pas à lire les noms.