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Je sais où elle se trouve, ou bien, je ne sais pas quel est le lieu, mais je sais comment il est, j'ai le souvenir précis d'un escalier, d'un porche, d'un palier. Je ne parcours pas la ville pour retrouver le lieu, je suis plutôt pris par une sorte d'angoisse, de blocage, je continue à me tourmenter sur la raison pour laquelle j'ai permis, ou voulu, que le rapport s'abolît – ne serait-ce qu'en posant un lapin au dernier rendez-vous. Je suis sûr qu'elle attend un appel de moi. Si seulement je savais quel est son nom, je sais parfaitement qui elle est, sauf que je ne parviens pas à reconstituer ses traits.

Parfois, dans le demi-sommeil qui suit, je conteste le rêve. Essaie de te souvenir, tu connais et te rappelles tout et tu as clos tes comptes avec tout, ou tu ne les as pas même ouverts. Il n'y a rien que tu ne saches localiser. Il n'y a rien.

Reste le soupçon d'avoir oublié quelque chose, de l'avoir laissé entre les plis de la sollicitude, comme on oublie un billet de banque, ou un billet avec un renseignement précieux dans une minipoche de ses pantalons ou dans une vieille veste, et ce n'est qu'à un certain point qu'on se rend compte que c'était la chose la plus importante, la décisive, l'unique.

De la ville, j'ai une image plus claire. C'est Paris, moi je suis sur la rive gauche, je sais qu'en traversant le fleuve je me trouverais sur une place qui pourrait être la place des Vosges... non, plus ouverte, parce que sur le fond se dresse une sorte de Madeleine. Passant la place, et tournant derrière le temple, je trouve une rue (il y a une librairie-antiquaire à l'angle) qui s'incurve vers la droite, dans une série de venelles, qui sont certainement dans le Barrio Gotico de Barcelone. On pourrait déboucher sur une rue, très large, pleine de lumières, et c'est dans cette rue, je m'en souviens avec une évidence eidétique, que sur la droite, au fond d'un cul-de-sac, il y a le Théâtre.

Ce qui se passe dans ce lieu de délices est incertain, à coup sûr quelque chose de légèrement et joyeusement louche, genre strip-tease (raison pour quoi je n'ose pas demander de renseignements), dont je sais déjà suffisamment pour vouloir y retourner, tout excité. Mais en vain ; vers Chatham Road les rues se confondent.

Je me réveille avec le goût de cette rencontre ratée. Je ne parviens pas à me résigner à ne pas savoir ce que j'ai perdu.

Parfois, je suis dans une grande maison de campagne. Elle est vaste, mais je sais qu'il y a une autre aile que je ne sais plus comment rejoindre, comme si les passages avaient été murés. Et, dans cette autre aile, il y a des pièces et des pièces, je ne les ai bien vues qu'une fois, il est impossible que je les aie rêvées dans un autre rêve, avec de vieux meubles et des gravures ternies, des consoles avec de petits théâtres XIXe en carton découpé à l'emporte-pièce, des divans à grandes courtepointes brodées, et des étagères couvertes de livres, toutes les années du Journal Illustré des Voyages et des Aventures sur Terre et sur Mer, ce n'est pas vrai qu'elles se sont délabrées à force de les avoir lues et relues, et que maman les a données à l'homme aux chiffons. Je me demande qui a brouillé les couloirs et les escaliers, parce que c'est là que j'aurais voulu me construire mon buen retiro, au milieu de cette odeur de friperie précieuse.

Pourquoi ne puis-je rêver au baccalauréat comme tout le monde ?

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C'était un grand carré de six mètres de côté, installé au centre de la salle. Sa surface était faite de petits cubes de bois, de dimensions variables mais gros en moyenne comme un dé à coudre. Ils étaient reliés les uns aux autres par des fils très fins. Sur chaque face de ces cubes était collé un petit carré de papier où s'inscrivaient tous les mots de leur langue, à leurs différents modes, temps ou cas, mais sans aucun ordre... Chaque élève saisit au commandement du professeur une des quarante manivelles de fer disposées sur les côtés du châssis, et lui donna un brusque tour, de sorte que la disposition des mots se trouva complètement changée; puis trente-six d'entre eux eurent mission de lire à voix basse les différentes lignes telles qu'elles apparaissaient sur le tableau, et quand ils trouvaient trois ou quatre mots, qui, mis bout à bout, constituaient un élément de phrase, ils les dictaient aux quatre autres jeunes gens...

J. SWIFT, Gulliver's Travels, III, 5

Je crois qu'en brodant sur son rêve Belbo, une fois de plus, revenait à la pensée de l'occasion perdue, et à son vœu de renoncement, pour n'avoir pas su saisir – si jamais il avait existé – le Moment. Le Plan se mit en route parce qu'il s'était résigné à se construire des moments fictifs.

Je lui avais demandé je ne sais quel texte ; il avait farfouillé sur sa table, au milieu d'une pile de manuscrits périlleusement posés, et sans aucun critère de masse et de grandeur, les uns sur les autres. Il avait repéré le texte qu'il cherchait et tenté de le tirer, faisant s'écrouler le reste par terre. Les chemises s'étaient ouvertes et les feuillets s'étaient échappés de leurs minces classeurs.

« Ne pouviez-vous pas commencer en soulevant et en déplaçant la première moitié ? » demandai-je. Peine perdue : il faisait toujours comme ça.

Et il répondait invariablement : « Gudrun les ramassera ce soir. Il faut qu'elle ait une mission dans la vie, autrement elle va perdre son identité. »

Cependant, cette fois-là, j'étais personnellement intéressé à la sauvegarde des manuscrits parce que désormais je faisais partie de la maison : « Mais Gudrun n'est pas capable de les remettre en ordre, elle placera les feuillets qu'il ne faut pas dans les chemises qu'il ne faut pas.

– Si Diotallevi vous entendait, il exulterait. Il en sortira des livres différents, éclectiques, casuels. C'est dans la logique des diaboliques.

– Mais nous nous serons dans la situation des kabbalistes. Des millénaires pour trouver la bonne combinaison. Vous mettez simplement Gudrun à la place du singe qui tape pour l'éternité sur sa machine à écrire. La différence est seulement dans la durée. En termes d'évolution nous n'aurions rien gagné. N'y a-t-il pas un programme qui permette à Aboulafia de faire ce travail ? »

Sur ces entrefaites, Diotallevi était entré.

« Bien sûr qu'il y en a un, avait dit Belbo, et en théorie il autorise l'insertion de deux mille données. Il suffit d'avoir envie de les écrire. Mettons que ce soient des vers de poésies possibles. Le programme vous demande la quantité de vers que doit avoir la poésie, et vous décidez, dix, vingt, cent. Après quoi le programme tire de l'horloge intérieure du computer le nombre de secondes, et il le randomise, bref il en tire une formule de combinaison toujours nouvelle. Avec dix vers vous pouvez obtenir des milliers et des milliers de poésies casuelles. Hier, j'ai introduit des vers du type frémissent les frais tilleuls, j'ai les paupières épaisses, si l'aspidistra voulait, la vie voilà te donne et choses semblables. Voici quelques résultats. »

Je compte les nuits, joue le sistre...

Mort, ta victoire

Mort, ta victoire...

Si l'aspidistra voulait...

Du cœur d'aube (oh cœur)

toi albatros sinistre (oh cœur)