– Qu'est-ce qu'ils faisaient ?
– Les choses habituelles. Hommes et femmes levaient au ciel, recueillie dans la paume de leurs mains, leur propre ignominie, c'est-à-dire leur sperme ou leurs menstrues, et puis ils mangeaient ça en disant que c'était le corps du Christ. Et si par hasard ils mettaient leur femme enceinte, au bon moment ils lui enfonçaient la main dans le ventre, en arrachaient l'embryon, le balançaient dans un mortier, le broyaient avec du miel et du poivre, et mange que je te mange.
– C'est dégoûtant, dit Diotallevi, du miel avec du poivre !
– Eux ce sont donc les messaliens, que certains appellent stratiotiques et phibionites, et d'autres barbelites, composés de naassènes et de phémionites. Mais pour d'autres pères de l'Eglise, les barbelites étaient des gnostiques attardés, et donc des dualistes, ils adoraient la Grande Mère Barbelo, et leurs initiés appelaient borboriens les hyliques, c'est-à-dire les fils de la matière, distincts des psychiques, qui étaient déjà mieux, et des pneumatiques qui étaient vraiment les élus, le Rotary Club de toute l'affaire. Mais peut-être les stratiotiques n'étaient-ils rien que les hyliques des mithraïstes.
– Tout ça n'est-il pas un peu confus ? demanda Belbo.
– Forcément. Tous ces gens n'ont pas laissé de documents. Les seules et uniques choses que nous sachions sur eux nous viennent des ragots de leurs ennemis. Mais peu importe. C'est pour dire quel brouillamini était l'aire moyen-orientale en ce temps-là. Et c'est pour dire d'où sortent les pauliciens. Eux, ce sont les disciples d'un certain Paul, auxquels s'unissent des iconoclastes expulsés d'Albanie. A partir du VIIIe siècle, ces pauliciens augmentent à vive allure : de secte, ils deviennent communauté ; de communauté, bande ; de bande, pouvoir politique et les empereurs de Byzance commencent à se faire des cheveux et à les envoyer contre les armées impériales. Ils se répandent jusqu'aux confins du monde arabe, se déversent vers l'Euphrate, envahissent le territoire byzantin jusqu'à la mer Noire. Ils installent des colonies un peu partout, nous les trouvons encore au XVIIe siècle quand les jésuites entreprennent de les convertir, et il en existe encore quelques communautés dans les Balkans ou dans ces eaux-là. Or, à quoi est-ce qu'ils croient donc, ces pauliciens ? En Dieu, un et trin, sauf que le Démiurge s'est entêté à créer le monde, avec les résultats que nous voyons tous. Ils rejettent l'Ancien Testament, refusent les sacrements, méprisent la croix, et ils n'honorent pas la Vierge parce que le Christ s'est directement incarné au ciel et il est passé à travers Marie comme à travers un tuyau. Les bogomiles, qui s'inspireront d'eux en partie, diront que le Christ est entré, chez Marie, par une oreille et est sorti par l'autre, sans qu'elle-même s'en soit aperçue. Certains les accusent aussi d'adorer le soleil et le diable et de mêler le sang des enfants au pain et au vin eucharistiques.
– Comme tout le monde.
– C'étaient des temps où, pour un hérétique, aller à la messe devait être une souffrance. Autant se faire musulman. Mais c'étaient des gens comme ça. Et je vous en parle parce que, quand les hérétiques dualistes se seront répandus en Italie et en Provence, pour dire qu'ils sont comme les pauliciens on les appellera popelican, publicains, populicans, lesquels gallice etiam dicuntur ab aliquis popelicant!
– Les voici.
– En effet. Les pauliciens continuent au IXe siècle à rendre fous les empereurs de Byzance jusqu'au moment où l'empereur Basile jure que s'il met la main sur leur chef, Chrysocheir, qui avait envahi l'église de Saint-Jean-de-Dieu à Éphèse et abreuvé ses chevaux dans les bénitiers...
– ... toujours ce vice, dit Belbo.
– ... il lui planterait trois flèches dans la tête. Il envoie contre lui l'armée impériale, qui le capture, lui coupe la tête, l'expédie à l'empereur ; et celui-ci la met sur une table, sur un trumeau, sur une colonnette de porphyre et zac zac zac, il lui plante trois flèches, et j'imagine une dans chaque œil et la troisième dans la bouche.
– Des gens distingués, dit Diotallevi.
– Ils ne le faisaient pas par méchanceté, dit Belbo. C'étaient des questions de foi. Substance des choses espérées. Poursuivez, Casaubon, car notre Diotallevi ne comprend pas les finesses théologiques.
– Pour en finir : les croisés rencontrent les pauliciens. Ils les rencontrent près d'Antioche, au cours de la première croisade, où ceux-ci combattent aux côtés des Arabes, et ils les rencontrent à l'assaut de Constantinople où la communauté paulicienne de Philip-popolis essaie de remettre la ville aux mains du tsar bulgare Johannis pour irriter les Français, et c'est Villehardouin qui le dit. Voilà le lien avec les Templiers et voilà résolue notre énigme. La légende voit les Templiers comme inspirés par les cathares. Ils ont rencontré les communautés pauliciennes au cours des croisades et ils ont établi avec elles de mystérieux rapports, de même qu'ils en avaient établi avec les mystiques et les hérétiques musulmans. Et, d'autre part, il suffit de suivre la piste de l'Ordonation. Elle ne peut que passer par les Balkans.
– Pourquoi?
– Parce qu'il me semble clair que le sixième rendez-vous est à Jérusalem. Le message dit d'aller à la pierre. Et où y a-t-il une pierre qu'aujourd'hui les musulmans vénèrent, et si nous voulons la voit nous devons enlever nos chaussures ? Mais précisément au centre de la Mosquée d'Omar à Jérusalem, où jadis il y avait le Temple des Templiers. Je ne sais pas qui devait attendre à Jérusalem, peut-être un noyau de Templiers survivants et déguisés, ou bien des kabbalistes liés aux Portugais, mais il est certain que pour arriver à Jérusalem en venant de l'Allemagne, la route la plus logique est celle des Balkans, et là attendait le cinquième noyau, celui des pauliciens. Vous voyez comme alors le Plan devient limpide et élémentaire.
– Je vous dirai que vous me convainquez, dit Belbo. Mais en quel point des Balkans attendaient les popelicants ?
– A mon avis, les successeurs naturels des pauliciens étaient les bogomiles bulgares, mais les Templiers de Provins ne pouvaient encore savoir que, peu d'années après, la Bulgarie serait envahie par les Turcs et resterait sous leur domination pendant cinq siècles.
– Par conséquent, on peut penser que le Plan s'arrête lors du passage entre les Allemands et les Bulgares. Quand cela devrait-il arriver ?
– En 1824, dit Diotallevi.
– Pardon, mais pourquoi ? »
Diotallevi traça rapidement un diagramme.
PORTUGAL ANGLETERRE FRANCE ALLEMAGNE BULGARIE JÉRUSALEM 1344 1464 1584 1704 1824 1944
« En 1344, les premiers grands maîtres de chaque groupe s'installent dans les six lieux prescrits. Au cours de cent vingt ans se succèdent dans chaque groupe six grands maîtres et, en 1464, le sixième maître de Tomar rencontre le sixième maître du groupe anglais. En 1584, le douzième maître anglais rencontre le douzième maître français. La chaîne continue à ce rythme, et si le rendez-vous rate avec les pauliciens, il rate en 1824.
– Admettons qu'il rate, dis-je. Mais je ne comprends pas pourquoi des hommes si avisés, ayant eu entre les mains les quatre sixièmes du message final, n'ont pas été capables de le reconstituer. Ou bien pourquoi, si le rendez-vous avec les Bulgares a sauté, ils ne se sont pas mis en contact avec le noyau suivant.
– Casaubon, dit Belbo, mais vous croyez vraiment que les législateurs de Provins étaient des andouilles ? S'ils voulaient que la révélation reste occultée pendant six cents ans, ils ont dû prendre leurs précautions. Chaque maître d'un noyau sait où trouver le maître du noyau suivant, mais pas où trouver les autres, et aucun des autres ne sait où trouver les maîtres des noyaux précédents. Il suffit que les Allemands aient perdu les Bulgares et ils ne sauront jamais où trouver les hiérosolymitains, tandis que les hiérosolymitains ne sauront où trouver aucun des autres. Et quant à reconstruire un message à partir de fragments incomplets, tout dépend de la façon dont les fragments ont été divisés. Certes, pas en une suite logique. Il suffit qu'il manque un seul morceau et le message est incompréhensible, et qui a le morceau manquant ne sait qu'en faire.