– Songez donc, dit Diotallevi, si la rencontre n'a pas eu lieu, l'Europe est aujourd'hui le théâtre d'un ballet secret entre des groupes qui se cherchent et ne se trouvent pas, et chacun sait qu'il suffirait d'un rien pour devenir le souverain du monde. Comment s'appelle cet empailleur dont vous nous avez parlé, Casaubon ? Peut-être le complot existe-t-il vraiment, et l'histoire n'est-elle rien d'autre que le résultat de cette bataille pour reconstituer un message perdu. Nous, nous ne les voyons pas, et eux, invisibles, agissent autour de nous. »
A Belbo et à moi il nous vint évidemment la même idée, et nous commençâmes à parler ensemble. Mais il s'en fallait d'un rien pour opérer la bonne connexion. Nous avions aussi appris qu'au moins deux expressions du message de Provins, la référence à trente-six Invisibles séparés en six groupes, et le terme de cent vingt ans, apparaissaient aussi au cours du débat sur les Rose-Croix.
– Après tout, c'étaient des Allemands, dis-je. Je lirai les manifestes rose-croix.
– Mais vous avez dit vous-même qu'ils étaient faux, dit Belbo.
– Et alors ? Nous aussi nous sommes en train de bâtir un faux.
– C'est vrai, dit-il. J'allais l'oublier. »
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Elles deviennent le Diable : débiles, timorées, vaillantes et à des heures exceptionnelles, sanglantes sans cesse, lacrymantes, caressantes, avec des bras qui ignorent les lois... Fi! Fi! Elles ne valent rien, elle sont faites d'un côté, d'un os courbe, d'une dissimulation rentrée... Elles baisent le serpent...
Jules BOIS, Le satanisme et la magie, Paris, Chailley, 1895, p. 12.
Il l'oubliait, à présent je le sais. Et c'est sûrement à cette période qu'appartient ce file, bref et hébété.
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Tu es arrivée à la maison, soudain. Tu avais cette herbe. Je ne voulais pas, parce que je ne laisse aucune substance végétale interférer sur le fonctionnement de mon cerveau (mais je mens, car je fume du tabac et je bois des distillats de céréales). Quoi qu'il en soit, les rares fois où, au début des années soixante, quelqu'un me poussait à participer à la ronde du joint, avec ce sale papier visqueux imprégné de salive, et la dernière bouffée avec l'épingle, j'avais envie de rire.
Mais hier, c'est toi qui me l'offrais, et j'ai pensé que c'était peut-être ta façon de t'offrir, et j'ai fumé avec foi. Nous avons dansé serrés l'un contre l'autre, comme on ne le fait plus depuis des années, et – la honte – tandis que tournait la Quatrième de Mahler. C'était une sensation, comme si entre mes bras se levait une créature antique, au visage doux et ridé de vieille chèvre, un serpent qui surgissait du plus profond de mes lombes, et je t'adorais ainsi qu'une tante très ancienne et universelle. Je continuais probablement à me remuer serré contre ton corps, mais je sentais aussi que tu t'élevais et prenais ton envol, tu te transformais en or, tu ouvrais des portes fermées, tu déplaçais les objets en l'air. Je pénétrais dans ton ventre obscur, Megale Apophasis. Prisonnière des anges.
N'est-ce pas toi que je cherchais ? Peut-être suis-je ici à t'attendre toujours toi. Chaque fois je t'ai perdue parce que je ne t'ai pas reconnue ? Chaque fois je t'ai perdue parce que je t'ai reconnue et n'ai pas osé ? Chaque fois je t'ai perdue parce qu'en te reconnaissant je savais que je devais te perdre ?
Mais où es-tu passée hier soir? Je me suis réveillé ce matin, et j'avais mal à la tête.
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Nous sûmes cependant garder en mémoire les allusions secrètes à une période de 120 années que frère A..., le successeur de D. et dernier de la deuxième génération – qui vécut avec nombre d'entre nous – confia à nous, représentants de la troisième génération...
Fama Fraternitatis, in Allgemeine und general Reformation, Cassel, Wessel, 1614.
Je me précipitai pour lire en entier les deux manifestes des Rose-Croix, la Fama et la Confessio. Et je donnai un coup d'oeil aux Noces Chimiques de Christian Rosencreutz, de Johann Valentin Andreae, parce qu'Andreae était l'auteur présumé des manifestes.
Les deux manifestes avaient paru en Allemagne, entre 1614 et 1616. Une trentaine d'années après la rencontre de 1584 entre Français et Anglais, mais presque un siècle avant que les Français dussent faire la jonction avec les Allemands.
Je lus les manifestes avec le propos de ne pas croire à ce qu'ils disaient, mais de les voir en transparence, comme s'ils disaient autre chose. Je savais que pour leur faire dire autre chose, il fallait que je saute des passages, et que je considère certaines propositions comme plus importantes que d'autres. Mais c'était exactement ce que les diaboliques et leurs maîtres nous enseignaient. Si l'on évolue dans le temps subtil de la révélation, on ne doit pas suivre les chaînes minutieuses et obtuses de la logique et leurs monotones séquences. Par ailleurs, à les prendre à la lettre, les deux manifestes étaient une accumulation d'absurdités, d'énigmes, de contradictions.
Ils ne pouvaient donc pas dire ce qu'ils disaient en apparence, par conséquent ils n'étaient ni un appel à une profonde réforme spirituelle, ni l'histoire du pauvre Christian Rosencreutz. Ils étaient un message codé à lire en leur superposant une grille et une grille laisse libres certains espaces, en couvre d'autres. Comme le message chiffré de Provins, où comptaient seules les initiales. Moi je n'avais pas de grille, mais il suffisait d'en supposer une, et pour la supposer il fallait lire avec méfiance.
Que les manifestes aient parlé du Plan de Provins, c'était indubitable. Dans la tombe de C.R. (allégorie de la Grange-aux-Dîmes, la nuit du 23 juin 1344 !) avait été mis en réserve un trésor afin que le découvrît la postérité, un trésor « caché... pendant cent vingt ans ». Que ce trésor ne fût pas d'un genre pécuniaire, c'était tout aussi clair. Non seulement on polémiquait avec l'avidité ingénue des alchimistes, mais on disait ouvertement que ce qui avait été promis était un grand changement historique. Et si quelqu'un n'avait pas encore compris, le manifeste suivant répétait qu'on ne devait pas ignorer une offre qui concernait les miranda sextae aetatis (les merveilles du sixième et ultime rendez-vous !) et on réitérait : « Si seulement il avait plu à Dieu de porter jusqu'à nous la lumière de son sixième Candelabrum... si on pouvait lire tout dans un seul livre et si, le lisant, on comprenait et se rappelait ce qui a été... Comme ce serait plaisant si on pouvait transformer par le chant (du message lu à voix haute !) les roches (lapis exillis !) en perles et pierres précieuses... » Et on parlait encore d'arcanes secrets, et d'un gouvernement qui aurait dû être instauré en Europe, et d'un « grand oeuvre » à accomplir...