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J'ai lu pendant plusieurs heures Et pendant d'autres longues heures, jusqu'à cet instant, j'ai médité sur le dernier texte que j'ai trouvé lorsque j'étais à deux doigts de renoncer.

Je ne sais pas quand Belbo l'a écrit. Ce sont des feuillets et des feuillets où se croisent, dans les interlignes, des calligraphies différentes, ou plutôt la même calligraphie en des temps différents. Comme s'il l'avait écrit très tôt, autour de seize ou dix-sept ans, puis l'avait mis de côté, était revenu dessus autour de vingt ans, et puis de nouveau à trente, et peut-être encore après. Jusqu'au moment où il doit avoir renoncé à écrire – sauf à recommencer avec Aboulafia, mais sans oser récupérer ces lignes, et les soumettre à l'humiliation électronique.

A le lire, on a l'impression de suivre une histoire bien connue les vicissitudes de ***, entre 1943 et 1945, l'oncle Carlo, les partisans, l'oratoire, Cecilia, la trompette. Je connais le prologue, c'étaient les thèmes obsédants du Belbo tendre, ivrogne déçu et dolent. Il le savait lui aussi, que la littérature de la mémoire est le dernier refuge de la canaille.

Mais moi je ne suis pas un critique littéraire, je suis une fois de plus Sam Spade, qui cherche la dernière piste.

Et ainsi j'ai retrouvé le Texte-Clef. Il représente probablement le dernier chapitre de l'histoire de Belbo à ***. Plus rien n'a pu arriver, après.

– 119 –

On mit le feu à la guirlande de la trompette, et alors je vis s'ouvrir le trou de la coupole et une flèche de feu filer dans le fût de la trompette et entrer dans les corps sans vie. Après, le trou fut à nouveau fermé et la trompette aussi fut éloignée.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetzner, 1616, 6, pp. 125-126.

Le texte a des vides, des superpositions, des failles, des biffures, fourbis, fibrilles – on voit que je suis à peine revenu de Paris. Plus que le relire, je le revis.

Ce devait être vers la fin avril de l'année 1945. Les armées allemandes étaient désormais en déroute, pour les fascistes c'était la débandade. En tout cas, *** se trouvait déjà, et définitivement, sous le contrôle des partisans.

Après la dernière bataille, celle que Jacopo nous avait racontée justement dans cette maison (il y a presque deux ans), diverses brigades de partisans s'étaient donné rendez-vous à *** pour piquer ensuite droit sur la ville. Ils attendaient un signal de Radio Londres, ils se mettraient en branle quand Milan aussi serait prête pour l'insurrection.

Les partisans des formations garibaldiennes étaient arrivés aussi, commandés par Ras, un géant à la barbe noire, très populaire dans le coin : ils étaient habillés avec des uniformes de fantaisie, tous différents les uns des autres, sauf le foulard et l'étoile sur la poitrine, tous deux rouges, et ils étaient armés au petit bonheur la chance, qui avec un vieux mousquet, qui avec une mitraillette arrachée à l'ennemi. Ils faisaient contraste avec les brigades badogliennes au foulard bleu, uniformes kaki semblables à ceux des Anglais, et les flambant neufs fusils-mitrailleurs Sten. Les Alliés aidaient les badogliens avec de généreux largages de parachutes dans la nuit, après qu'était passé, comme il faisait désormais depuis deux ans, tous les soirs à onze heures, le mystérieux Pippetto, l'avion de reconnaissance anglais dont personne ne comprenait ce qu'il pouvait reconnaître étant donné qu'on ne voyait aucune lumière sur des kilomètres et des kilomètres.

Il y avait des tensions entre garibaldiens et badogliens, on racontait que le soir de la bataille les badogliens s'étaient rués sur l'ennemi au cri de « Avanti Savoia », mais certains d'entre eux disaient que c'était la force de l'habitude, qu'est-ce que tu veux crier en allant à l'assaut, ça ne voulait pas dire qu'ils étaient nécessairement des monarchistes et ils savaient eux aussi que le roi avait de grands torts. Les garibaldiens ricanaient, on peut crier Savoia quand on donne l'assaut à la baïonnette sur un champ de bataille, mais pas en se jetant derrière un angle mort avec son Sten. C'est qu'ils s'étaient vendus aux Anglais.

On parvint pourtant à un modus vivendi; il fallait un commandement unifié pour l'attaque de la ville, et le choix était tombé sur Terzi, qui commandait la brigade la mieux équipée, était le plus ancien, avait fait la Grande Guerre, était un héros et jouissait de la confiance du Commandement allié.

Les jours suivants, avec un peu d'avance, je crois, sur l'insurrection de Milan, ils étaient partis pour s'emparer de la ville. De bonnes nouvelles étaient arrivées, l'opération avait réussi, les brigades revenaient victorieuses à ***, mais il y avait eu des morts, selon les rumeurs Ras était tombé au combat et Terzi était blessé.

Puis, un après-midi, on avait entendu les bruits des véhicules automobiles, des chants de victoire, les gens avaient couru sur la grand-place, par la route nationale arrivaient les premiers contingents, poings levés, drapeaux, tout un grouillement d'armes aux portières des voitures ou sur les marchepieds des camions. Le long de la route on avait déjà couvert les partisans de fleurs.

Soudain, quelqu'un avait crié Ras Ras, et Ras était là, accroupi sur le garde-boue antérieur d'un Dodge, la barbe ébouriffée et des touffes de poils noirs couvertes de sueur qui sortaient de sa chemise ouverte sur sa poitrine, et il saluait la foule en riant.

A côté de Ras, Rampini aussi était descendu du Dodge, un garçon myope, un peu plus âgé que les autres, qui jouait dans la fanfare et avait disparu depuis trois mois: on disait qu'il s'était joint aux partisans. Et en effet, le voici, là, avec le foulard rouge au cou, le blouson kaki, une paire de pantalons bleus. C'était l'uniforme de la fanfare de don Tico, mais lui il avait maintenant un ceinturon avec l'étui et son pistolet dedans. Derrière ses lunettes épaisses, qui lui avaient valu tant de railleries de la part de ses vieux camarades de l'oratoire, il regardait à présent les filles qui se pressaient à ses côtés comme s'il était Flash Gordon. Jacopo se demandait si par hasard Cecilia se trouvait là, parmi ces gens.

En l'espace d'une demi-heure la place fut colorée de partisans, et la foule appelait Terzi à grands cris, et elle voulait un discours.

A un balcon de la mairie, Terzi était apparu, appuyé sur sa béquille, pâle, et de la main il avait tenté de calmer la foule. Jacopo attendait le discours parce que toute son enfance, comme celle des jeunes de son âge, avait été marquée par de grands et historiques discours du Duce, dont on apprenait par cœur les citations les plus significatives à l'école, c'est-à-dire qu'on apprenait tout par cœur car chaque phrase était une citation significative.

Le silence revenu, Terzi avait parlé, d'une voix rauque, qu'on entendait à peine. Il avait dit: « Citoyens, mes amis. Après tant de douloureux sacrifices... nous voici là. Gloire aux morts pour la liberté. »

Et ce fut tout. Il était rentré.

Cependant, la foule criait, et les partisans brandissaient leurs mitraillettes, leurs Sten, leurs mousquets, leurs vieux fusils quatre-vingt-onze, et ils tiraient des rafales de fête, avec les douilles qui tombaient tout autour d'eux et les gamins qui glissaient entre les jambes des hommes armés et des civils parce qu'ils n'en feraient plus, une récolte pareille, avec le risque que la guerre prenne fin dans un mois

Mais il y avait eu des morts. Par un hasard atroce, tous les deux de San Davide, un village en amont de ***, et les familles en demandaient la sépulture dans le petit cimetière local.