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Seuls se déplaçaient les fossoyeurs, on entendait le raclement des cercueils qui descendaient dans les fosses, et le déroulement des cordes remontées, alors qu'elles frottaient contre le bois. Mais c'était un mouvement faible, comme le frémissement d'un reflet sur une sphère où cette légère variation de lumière sert seulement à dire que dans le Sphère rien ne s'écoule.

Ensuite, le bruit abstrait d'un présentez-arm'. Le prévôt avait murmuré les formules de l'aspersion, les commandants s'étaient approchés des fosses et ils avaient jeté chacun une poignée de terre. Et c'est alors qu'un ordre subit avait déchaîné une salve vers le ciel, ta-ta-ta, tapoum, avec les petits oiseaux qui s'élevaient en piaillant des arbres en fleur. Mais cela non plus n'était pas mouvement, c'était comme si toujours le même instant se présentait sous des perspectives différentes, et regarder un instant pour toujours ne veut pas dire le regarder pendant que le temps passe

Raison pour quoi Jacopo était reste immobile, insensible même à la chute des douilles qui roulaient entre ses pieds, et il n'avait pas remis la trompette à son côté, mais il la tenait encore à sa bouche, les doigts sur les pistons, raide au garde-à-vous, l'instrument pointé en diagonale vers le haut. Il était encore en train de sonner.

Sa très longue note finale ne s'était jamais interrompue: imperceptible aux assistants, elle sortait encore du pavillon de la trompette tel un souffle léger, une bouffée d'air qu'il continuait à insuffler dans l'embouchure en tenant la langue entre ses lèvres à peine ouvertes, sans les presser sur la ventouse de laiton. L'instrument demeurait tendu en avant sans s'appuyer au visage, par pure tension des coudes et des épaules.

Jacopo continuait à émettre cette illusion de note parce qu'il sentait qu'en ce moment-là il dévidait un fil qui bridait le soleil. L'astre s'était bloqué dans sa course, il s'était fixé dans un midi qui aurait pu durer une éternité. Et tout dépendait de Jacopo, il lui suffisait d'interrompre ce contact, de lâcher le fil, et le soleil aurait rebondi loin, comme un petit ballon, et avec lui le jour, et l'événement de ce jour, cette action sans phases, cette séquence sans avant sans après, qui se déroulait immobile pour la seule raison qu'il était ainsi en son pouvoir de vouloir et de faire.

S'il s'était arrêté pour souffler l'attaque d'une nouvelle note, on aurait entendu comme un déchirement, bien plus retentissant que les salves qui l'assourdissaient, et les horloges se seraient remises à palpiter, tachycardiques.

Jacopo désirait de toute son âme que l'homme à côté de lui ne commandât pas le repos – je pourrais m'y refuser, se disait-il, et il resterait ainsi à jamais, fais durer ton souffle tant que tu peux.

Je crois qu'il était entré dans cet état d'engourdissement et de vertige qui s'empare du plongeur lorsqu'il tente de ne pas remonter à la surface et veut prolonger l'inertie qui le fait glisser sur le fond. A telle enseigne que, pour chercher à exprimer ce qu'il ressentait alors, les phrases du cahier que je lisais maintenant se brisaient, asyntaxi ques, mutilées par des points de suspension, rachitiques d'ellipses. Mais il était clair qu'à ce moment-là – non, il ne s'exprimait pas ainsi, mais c'était clair: à ce moment-là, il possédait Cecilia.

C'est qu'à cette époque Jacopo Belbo ne pouvait avoir compris – et il ne comprenait pas encore tandis qu'il écrivait ignorant de lui-même – qu'il était en train de célébrer une fois pour toutes ses noces chimiques, avec Cecilia, avec Lorenza, avec Sophia, avec la terre et avec le ciel. Peut-être le seul d'entre les mortels à porter enfin à son terme le Grand Œuvre.

Personne ne lui avait encore dit que le Graal est une coupe mais aussi une lance, et que sa trompette levée en calice était en même temps une arme, un instrument de très douce domination, qui lançait ses flèches vers le ciel et réunissait la terre avec le Pôle Mystique. Avec l'unique Point Immobile que l'univers eût jamais eu : avec ce qu'il faisait être, pour ce seul instant, grâce à son souffle.

Diotallevi ne lui avait pas encore dit qu'on peut être en Yesod, la sefira du Fondement, le signe de l'alliance de l'arc supérieur qui se tend pour envoyer des flèches à la mesure de Malkhut, qui est sa cible. Yesod est la goutte qui jaillit de la flèche pour produire l'arbre et le fruit, c'est l'anima mundi parce qu'elle est le moment où la force virile, en procréant, lie entre eux tous les états de l'être.

Savoir filer ce Cingulum Veneris signifie remédier à l'erreur du Démiurge.

Comment peut-on passer une vie à chercher l'Occasion sans s'apercevoir que le moment décisif, celui qui justifie la naissance et la mort, est déjà passé ? Il ne revient pas, mais il a été, irréversiblement, plein, resplendissant, généreux comme toute révélation.

Ce jour-là Jacopo Belbo avait fixé la Vérité dans les yeux. La seule et unique qui lui serait permise, car la vérité qu'il apprenait c'est que la vérité est très brève (après, elle n'est que commentaire). C'est pourquoi il tentait de dompter l'impatience du temps.

Il ne l'avait pas compris à l'époque, certainement. Et non plus quand il en écrivait, ou quand il décidait de n'en plus écrire.

Pour ma part, je l'ai compris ce soir: il faut que l'auteur meure pour que le lecteur s'aperçoive de sa vérité.

L'obsession du Pendule, qui devait accompagner Jacopo Belbo durant toute sa vie adulte, avait été – comme les adresses perdues dans le rêve – l'image de cet autre moment, enregistré et puis refoule, où il avait vraiment touché la voûte du monde. Et cela, le moment où il avait gelé l'espace et le temps en décochant sa flèche de Zénon, n'avait pas été un signe, un symptôme, une allusion, une figure, une signature, une énigme: c'était ce qui était et qui ne remplaçait rien d'autre, le moment où il n'est plus de sursis, où les comptes s'égalisent.

Jacopo Belbo n'avait pas compris qu'il avait eu son moment, qui aurait dû lui suffire pour toute sa vie. Il ne l'avait pas reconnu, il avait passé le reste de ses jours à chercher autre chose, jusqu'à se damner. Ou peut-être en avait-il eu le soupçon, autrement il ne serait pas revenu aussi souvent sur le souvenir de la trompette. Mais il se la rappelait comme perdue, en revanche il l'avait eue.

Je crois, j'espère, je prie qu'à l'instant où il mourait en oscillant avec le Pendule, Jacopo Belbo l'a compris, et qu'il a trouvé la paix.

Puis avait été commandé le repos. Il aurait cédé quoi qu'il en fût, car le souffle lui manquait. Il avait interrompu le contact, et sonné une seule note, haute et à l'intensité décroissante, tendrement, pour habituer le monde à la mélancolie qui l'attendait.

Le commandant avait dit: « Bravo, jeune homme. Tu peux partir Belle trompette. »

Le prévôt s'était esquivé, les partisans s'étaient dirigés vers une grille du fond où les attendaient leurs véhicules, les fossoyeurs s'en étaient allés après avoir comblé les fosses Jacopo était sorti le dernier. Il n'arrivait pas à quitter ce lieu de bonheur.

Sur l'esplanade la camionnette de l'oratoire avait disparu.

Jacopo s'était demandé comment cela se faisait, don Tico ne l'aurait jamais abandonné comme ça. Avec le recul du temps, la réponse la plus probable c'est qu'il y avait eu malentendu: quelqu'un avait dit à don Tico que les partisans reconduisaient le petit gars dans la vallée. Mais Jacopo, à ce moment-là, avait pensé – et non sans raison – qu'entre le garde-à-vous et le repos trop de siècles s'étaient écoulés, que les enfants avaient attendu jusqu'à la canitie, à la mort, et que leur poussière s'était dispersée pour former ce voile de brume qui maintenant azurait l'étendue des collines devant ses yeux.

Jacopo était seul. Derrière lui, un cimetière désormais vide, dans ses mains la trompette, en face de lui les collines qui s'estompaient de plus en plus bleues, l'une derrière l'autre vers la gelée de coings de l'infini et, vindicatif sur sa tête, le soleil en liberté