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Il ne restait que la calomnie, et là le roi avait beau jeu. Des bruits, sur les Templiers, il en circulait depuis longtemps déjà. Comment devaient apparaître ces « coloniaux » aux bons Français qui les voyaient autour d'eux en train de recueillir des dîmes sans rien donner en échange, pas même – désormais – leur sang de gardiens du Saint Sépulcre ? Des Français, eux aussi, mais pas tout à fait, presque des pieds-noirs, autrement dit, comme on les appelait alors, des poulains. Ils allaient peut-être jusqu'à afficher des habitudes exotiques, qui sait si entre eux ils ne parlaient pas la langue des Maures auxquels ils étaient accoutumés. C'étaient des moines, mais ils offraient le spectacle public de leurs usages rudes et gaillards, et déjà des années auparavant le pape Innocent III avait été amené à écrire une bulle De insolentia Templariorum. Ils avaient fait vœu de pauvreté, mais ils se présentaient avec le faste d'une caste aristocratique, l'avidité des nouvelles classes mercantiles, l'effronterie d'un corps de mousquetaires.

Il en faut peu pour passer aux rumeurs : homosexuels, hérétiques, idolâtres qui adorent une tête barbue dont on ignore la provenance, mais elle ne vient certes pas du panthéon des bons croyants ; peut-être partagent-ils les secrets des Ismaïliens, ont-ils commerce avec les Assassins du Vieux de la Montagne. Philippe et ses conseillers tirèrent en quelque sorte parti de ces racontars.

Dans l'ombre de Philippe agissent ses âmes damnées, Marigny et Nogaret. Marigny est celui qui, à la fin, mettra la main sur le trésor du Temple et l'administrera pour le compte du roi, en attendant qu'il passe aux Hospitaliers, et on ne sait pas trop clairement qui jouirait des intérêts. Nogaret, garde des sceaux du roi, avait été en 1303 le stratège de l'incident d'Anagni, quand Sciarra Colonna flanqua des gifles à Boniface VIII : et le pape en était mort d'humiliation, en l'espace d'un mois.

A un moment donné entre en scène certain Esquieu de Floyran. Il semble que, en prison pour des crimes imprécisés et au bord de la condamnation à la peine capitale, il rencontre un Templier renégat dans sa cellule, lui aussi en attente de la hart, et qu'il en recueille des confessions terribles. Floyran, en échange de la vie sauve et d'une bonne somme, vend tout ce qu'il sait. Ce qu'il sait et ce que maintenant tout le monde murmure. Mais voilà qu'on est passé des murmures à la déposition en instruction. Le roi communique les sensationnelles révélations de Floyran au pape, qui est à présent Clément V, celui qui a transporté le siège de la papauté à Avignon. Le pape y croit et n'y croit pas, et puis il sait qu'il n'est pas aisé de mettre le nez dans les affaires du Temple. Mais en 1307, il consent à ouvrir une enquête officielle. Molay en est informé, mais il se déclare tranquille. Il continue à participer, à côté du roi, aux cérémonies officielles, prince entre les princes. Clément V fait durer les choses, le roi soupçonne que le pape veut donner aux Templiers le temps de s'éclipser. Rien de plus faux, les Templiers boivent et jurent dans leurs commanderies sans rien savoir de tout ce qui se trame. Et c'est la première énigme.

Le 14 septembre 1307, le roi envoie des messages scellés à tous les baillis et les sénéchaux du royaume, ordonnant l'arrestation en masse des Templiers et la confiscation de leurs biens. Entre l'envoi de l'ordre et l'arrestation, qui a lieu le 13 octobre, un mois s'écoule. Les Templiers ne soupçonnent rien. Le matin de l'arrestation, ils tombent tous dans le filet et – autre énigme – ils se rendent sans coup férir. Et il faut noter que, au cours des jours qui ont précédé, les officiers du roi, pour être sûrs que rien ne serait soustrait à la confiscation, avaient fait une manière de recensement du patrimoine du Temple, sur tout le territoire national, avec des excuses administratives puériles. Et les Templiers rien, je vous en prie, bailli, entrez, regardez où vous voulez, faites comme chez vous.

Le pape, en apprenant l'arrestation, tente de protester, mais il est trop tard. Les commissaires royaux ont déjà commencé à les travailler de fer et de corde, et de nombreux chevaliers, sous la torture, se sont mis à avouer. A ce point, on ne peut que les passer aux inquisiteurs, qui n'utilisent pas encore le feu, mais il n'en faut pas tant. Ceux qui ont avoué confirment.

Et c'est là le troisième mystère : il est vrai qu'il y a eu torture, et vigoureuse, si trente-six chevaliers en meurent, mais parmi ces hommes de fer, habitués à tenir tête au Turc cruel, aucun ne tient tête aux baillis. A Paris, seuls quatre chevaliers sur cent trente-huit refusent d'avouer. Les autres avouent tous, y compris Jacques de Molay.

« Mais qu'avouent-ils ? demanda Belbo.

– Ils avouent exactement ce qui était déjà écrit dans l'ordre d'arrestation. Avec de très rares variantes dans les dépositions, du moins en France et en Italie. Par contre, en Angleterre, où personne ne veut vraiment les poursuivre en justice, dans les dépositions apparaissent les accusations canoniques, mais attribuées à des témoins étrangers à l'Ordre, qui ne parlent que par ouï-dire. Bref, les Templiers avouent seulement là où l'on veut qu'ils avouent et seulement ce qu'on veut qu'ils avouent.

– Procès inquisitorial normal. On en a vu d'autres, observa Belbo.

– Et pourtant le comportement des accusés est bizarre. Les chefs d'accusation sont que les chevaliers, pendant leurs rites d'initiation, reniaient trois fois le Christ, crachaient sur le crucifix, étaient mis à nu et recevaient un baiser in posteriori parte spine dorsi, c'est-à-dire sur le derrière, sur le nombril et puis sur la bouche, in humane dignitatis opprobrium ; enfin ils s'adonnaient au concubinat réciproque, dit le texte, l'un avec l'autre. L'orgie. Ensuite, on leur montrait la tête d'une idole barbue, et ils devaient l'adorer. Or, que répondent les accusés quand ils sont mis devant ces notifications ? Geoffroy de Charnay, celui qui par la suite mourra sur le bûcher avec Molay, dit que oui, que ça lui est arrivé, il a renié le Christ, mais avec la bouche, pas avec le cœur, et il ne se rappelle pas s'il a craché sur le crucifix parce que ce soir-là on était pressé. Quant au baiser sur le derrière, cela lui est arrivé aussi, et il a entendu le précepteur d'Auvergne dire qu'au fond il valait mieux s'unir avec les frères que se compromettre avec une femme, mais lui n'a cependant jamais commis de péchés charnels avec d'autres chevaliers. Par conséquent, oui, mais c'était presque un jeu, personne n'y prêtait vraiment foi, les autres le faisaient, moi pas, j'en étais par éducation. Jacques de Molay, le grand maître, non le dernier de la bande, dit que quand on lui a donné le crucifix pour cracher dessus, lui il a fait semblant et il a craché par terre. Il admet que les cérémonies d'initiation étaient de ce genre là, mais – pur hasard ! – il ne saurait le dire avec exactitude parce que lui, au cours de sa carrière, il avait initié très peu de frères. Un autre dit qu'il a donné un baiser au maître, mais pas sur le cul, seulement sur la bouche, cependant le maître l'avait embrassé lui sur le cul. Certains avouent plus qu'il n'est nécessaire, non seulement ils reniaient le Christ mais ils affirmaient que c'était un criminel, ils niaient la virginité de Marie, sur le crucifix ils y avaient même uriné, non seulement le jour de leur initiation, mais aussi pendant la Semaine sainte, ils ne croyaient pas aux sacrements, ils ne se limitaient pas à adorer le Baphomet, ils allaient jusqu'à adorer le diable sous la forme d'un chat... »

Aussi grotesque, encore que moins incroyable, le ballet qui débute à ce moment-là entre le roi et le pape. Le pape veut prendre l'affaire en main, le roi préfère mener à terme tout seul le procès, le pape voudrait supprimer l'Ordre seulement de façon provisoire, en condamnant les coupables, et puis en le restaurant dans sa pureté première, le roi veut que le scandale fasse tache d'huile, que le procès compromette l'Ordre dans son ensemble et le conduise au démembrement définitif, politique et religieux, certes, mais surtout financier.