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A un moment donné apparaît un document qui est un chef-d'œuvre. Des maîtres en théologie établissent qu'on ne doit pas octroyer de défenseur aux condamnés, pour empêcher qu'ils ne se rétractent : vu qu'ils ont avoué, il n'est même pas besoin d'instruire un procès, le roi doit procéder d'office, on fait un procès quand le cas est douteux, et ici il n'y a pas l'ombre d'un doute. « Pourquoi alors leur donner un défenseur si ce n'est pour défendre leurs erreurs avouées, étant donné que l'évidence des faits rend le crime notoire ? »

Mais comme il y a risque que le procès échappe au roi et passe dans les mains du pape, le roi et Nogaret mettent sur pied une affaire retentissante où trempe l'évêque de Troyes, accusé de sorcellerie sur délation d'un mystérieux agitateur, certain Noffo Dei. Par la suite, on découvrira que Dei avait menti – et il sera pendu – mais en attendant sur le pauvre évêque se sont déversées des accusations publiques de sodomie, sacrilège, usure. Précisément les fautes des Templiers. Peut-être le roi veut-il montrer aux fils de France que l'Église n'a pas le droit de juger les Templiers, car elle n'est pas exempte de leurs taches, ou bien il lance simplement un avertissement au pape. C'est une sombre histoire, un jeu de polices et de services secrets, d'infiltrations et de délations... Le pape est au pied du mur et consent à interroger soixante-douze Templiers, lesquels confirment les aveux rendus sous la torture. Cependant le pape tient compte de leur repentir et joue la carte de l'abjuration, pour pouvoir leur pardonner.

Mais là, il se produit quelque chose d'autre – qui constituait un point à résoudre pour ma thèse, et j'étais déchiré entre deux sources contradictoires : le pape n'avait pas plus tôt obtenu, et avec peine, et enfin, la garde des chevaliers, qu'aussitôt il les restituait au roi. Je n'ai jamais compris ce qui s'était passé. Molay rétracte ses aveux, Clément lui offre l'occasion de se défendre et lui envoie trois cardinaux pour l'interroger, Molay, le 26 novembre 1309, prend dédaigneuse défense de l'Ordre et de sa pureté, allant jusqu'à menacer les accusateurs, puis un envoyé du roi l'approche, Guillaume de Plaisans, qu'il croit ami, il reçoit quelques obscurs conseils et le 28 du même mois il fait une déposition très timide et vague, il dit qu'il est un chevalier pauvre et sans culture, et il se limite à énumérer les mérites (désormais bien lointains) du Temple, les aumônes qu'il a faites, le tribut de sang donné en Terre sainte et ainsi de suite. Par-dessus le marché arrive Nogaret, qui raconte comment le Temple a eu des contacts, plus qu'amicaux, avec Saladin : on en vient à l'insinuation d'un crime de haute trahison. Les justifications de Molay sont affligeantes, dans cette déposition ; l'homme, maintenant éprouvé par deux ans de prison, a l'air d'une loque, mais loque il était apparu même tout de suite après son arrestation. A une troisième déposition, en mars de l'année suivante, Molay adopte une autre stratégie : il ne parlera que devant le pape.

Coup de théâtre, et cette fois on passe au drame épique. En avril 1310, cinq cent cinquante Templiers demandent d'être entendus pour la défense de l'Ordre, ils dénoncent les tortures auxquelles avaient été soumis ceux qui ont avoué, ils nient et démontrent que toutes les accusations étaient inconcevables. Mais le roi et Nogaret connaissent leur métier. Certains Templiers se rétractent ? Encore mieux : ils doivent donc être considérés comme récidivistes et parjures, autrement dit relapsi – terrible accusation en ces temps-là – parce qu'ils nient avec arrogance ce qu'ils avaient d'abord admis. On peut à la rigueur pardonner qui avoue et se repent, mais pas celui qui ne se repent pas parce qu'il rétracte ses aveux et dit, en se parjurant, n'avoir rien dont il doive se repentir. Cinquante-quatre rétractations d'accusés, autant de condamnations à mort de parjures.

Il est facile de penser à la réaction psychologique des autres Templiers arrêtés. Qui avoue reste vivant en prison, et qui vivra verra. Qui n'avoue pas, ou, pis, se rétracte, va sur le bûcher. Les cinq cents qui se sont rétractés et sont encore en vie rétractent leur rétractation.

Les repentis avaient fait un bon calcul, parce qu'en 1312, ceux qui n'avaient pas avoué furent condamnés à la prison perpétuelle tandis que ceux qui avaient avoué furent pardonnés. Ce n'est pas un massacre qui intéressait Philippe, il voulait seulement démembrer l'Ordre. Les chevaliers libérés, désormais détruits dans leur corps et dans leur esprit après quatre ou cinq ans de prison, refluent en silence dans d'autres ordres, ils veulent seulement qu'on les oublie, et cette disparition, cet effacement pèseront longtemps sur la légende de la survivance clandestine de l'Ordre.

Molay continue à demander d'être entendu par le pape. Clément ordonne un concile à Vienne, en 1311, mais il ne convoque pas Molay. Il entérine la suppression de l'Ordre et en assigne les biens aux Hospitaliers, même si pour le moment c'est le roi qui les administre.

Il s'écoule encore trois années, à la fin on parvient à un accord avec le pape, et le 19 mars 1314, sur le parvis de Notre-Dame, Molay se voit condamné à perpétuité. En écoutant cette sentence, Molay a un sursaut de dignité. Il avait attendu que le pape lui permît de se disculper, il se sent trahi. Il sait très bien que s'il se rétracte encore une fois, il sera lui aussi parjure et récidiviste. Qu'advient-il dans son cœur, après sept années passées dans l'attente d'un jugement? Retrouve-t-il le courage de ses aînés ? Décide-t-il que, détruit maintenant, avec la perspective de finir ses jours muré vif et déshonoré, autant vaut affronter une belle mort ? Il proteste de son innocence et de l'innocence de ses frères. Les Templiers n'ont commis qu'un crime, dit-il : par lâcheté ils ont trahi le Temple. Lui ne marche pas.

Nogaret se frotte les mains : à crime public, condamnation publique, et définitive, avec procédure d'urgence. Même comportement que Molay chez le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay. Le roi décide dans la journée même : on érige un bûcher à la pointe de l'île de la Cité. Au coucher du soleil, Molay et Charnay sont brûlés.

La tradition veut que le grand maître, avant de mourir, ait prophétisé la ruine de ses persécuteurs. En effet, le pape, le roi et Nogaret mourront dans l'année. Quant à Marigny, après la disparition du roi, il sera soupçonné de malversations. Ses ennemis l'accuseront de sorcellerie et le feront pendre. Beaucoup commencent à penser à Molay comme à un martyr. Dante se fera l'écho de l'indignation nombreuse pour la persécution des Templiers.

Ici finit l'histoire et commence la légende. Un de ses chapitres veut qu'un inconnu, le jour où Louis XVI est guillotiné, monte sur l'échafaud et crie : « Jacques de Molay, tu as été vengé ! »

Voilà plus ou moins l'histoire que, interrompu à chaque instant, je racontai ce soir-là chez Pilade.

Belbo me demandait : « Mais êtes-vous bien sûr de n'avoir pas lu tout ça chez Orwell ou chez Koestler ? » Ou bien : « Allons donc, c'est pas l'affaire... comment s'appelle cette affaire de la Révolution culturelle ?... » Alors Diotallevi intervenait, sentencieux, chaque fois : « Historia magistra vitae. » Belbo lui disait : « Voyons, un kabbaliste ne croit pas à l'histoire. » Et lui, invariablement : « Justement, tout se répète en cercle, l'histoire est une école de vie parce qu'elle nous enseigne qu'elle n'existe pas. Mais l'important ce sont les permutations. »

« Mais en somme, dit Belbo à la fin, qui étaient les Templiers ? D'abord, vous nous les avez présentés comme des sergents d'un film de John Ford, puis comme des malpropres, ensuite comme les chevaliers d'une miniature, puis encore comme des banquiers de Dieu qui se concoctaient leurs bien louches affaires, puis encore comme une armée en déroute, et puis comme des adeptes d'une secte luciférienne, enfin comme des martyrs de la libre pensée... Qui étaient-ils ?