– Il doit bien y avoir une raison pour laquelle ils sont devenus un mythe. Ils étaient probablement toutes ces choses à la fois. Qu'est-ce qu'a été l'Église catholique, pourrait se demander un historien martien du troisième millénaire, ceux qui se faisaient manger par les lions ou ceux qui trucidaient les hérétiques ? Tout ça à la fois.
– Mais à la fin, ces choses, ils les ont faites ou pas ?
– Le plus amusant c'est que leurs disciples, je veux dire les néotemplaristes d'époques différentes, disent que oui. Les justifications sont nombreuses. Première thèse, il s'agissait de rites goliardiques : tu veux devenir Templier, montre que tu as une paire de couilles comme ça, crache sur le crucifix et voyons un peu si Dieu te foudroie, dès lors que tu entres dans cette milice tu dois te livrer poings et pieds liés aux frères, fais-toi donner un baiser au cul. Deuxième thèse, on les invitait à renier le Christ pour voir comment ils s'en tireraient quand les Sarrasins les prendraient. Explication idiote, parce qu'on n'apprend pas à quelqu'un à résister à la torture en lui faisant faire, fût-ce symboliquement, ce que le tourmenteur lui demandera. Troisième thèse : en Orient les Templiers étaient entrés en contact avec les hérétiques manichéens qui méprisaient la croix, car c'était l'instrument de la torture du Seigneur, et ils prêchaient qu'il faut renoncer au monde et décourager le mariage et la procréation. Vieille idée, typique de nombreuses hérésies des premiers siècles, qui passera aux Cathares – et il existe toute une tradition qui veut les Templiers imprégnés de catharisme. On comprendrait alors le pourquoi de la sodomie, même purement symbolique. Supposons que les chevaliers soient entrés en contact avec ces hérétiques : ils n'étaient certes pas des intellectuels, un peu par ingénuité, un peu par snobisme et par esprit de corps, ils se créent un folklore bien à eux, qui les distingue des autres croisés. Ils pratiquent des rites comme des gestes de reconnaissance, sans s'inquiéter de ce qu'ils signifient.
– Mais le fameux Baphomet ?
– Voyez-vous, dans nombre de dépositions on parle d'une figura Baffometi, mais il pourrait s'agir d'une erreur du premier scribe et, si les procès-verbaux sont manipulés, la première erreur se serait reproduite dans tous les documents. Dans d'autres cas, on a parlé de Mahomet (istud caput vester deus est, et vester Mahumet), ce qui voudrait dire que les Templiers avaient créé une liturgie syncrétiste à eux. Dans certaines dépositions, on dit aussi qu'ils furent invités à invoquer " yalla ", qui devait être Allah. Mais les musulmans ne vénéraient pas d'images de Mahomet, et alors par qui donc auraient été influencés les Templiers ? Les dépositions racontent que beaucoup ont vu ces têtes, parfois au lieu d'une tête c'est une idole entière, en bois, avec les cheveux crépus, couverte d'or, et elle a toujours une barbe. Il semble que les enquêteurs trouvent ces têtes et les montrent à ceux qu'on soumet à l'enquête, mais au bout du compte, des têtes il n'en reste pas trace, tous les ont vues, personne ne les a vues. Comme l'histoire du chat : qui l'a vu gris, qui l'a vu roux, qui l'a vu noir. Mais imaginez un interrogatoire avec le fer chauffé au rouge : tu as vu un chat pendant l'initiation ? Et comment donc, une ferme templière, avec toutes les récoltes à sauver des rats, devait être remplie de chats. En ces temps-là, en Europe, le chat n'était pas très commun en tant qu'animal domestique, tandis qu'en Egypte si. Qui sait, les Templiers avaient peut-être des chats sous leur propre toit, contre les usages des braves gens, qui les considéraient comme des animaux suspects. Et il en va ainsi pour la tête de Baphomet, peut-être étaient-ce des reliquaires en forme de tête, on en utilisait à l'époque. Naturellement, il y a ceux qui soutiennent que le Baphomet était une figure alchimique.
– L'alchimie y est toujours pour quelque chose, dit Diotallevi avec conviction, il est probable que les Templiers connaissaient le secret de la fabrication de l'or.
– Bien sûr qu'ils le connaissaient, dit Belbo. On attaque une cité sarrasine, on égorge femmes et enfants, on rafle tout ce qui tombe sous la main. La vérité, c'est que toute cette histoire est un grand bordel.
– Et ils avaient peut-être un bordel dans la tête, vous comprenez, que leur importaient les débats doctrinaux ? L'Histoire est pleine de ces corps d'élite qui créent leur style, un peu fier-à-bras, un peu mystique, eux-mêmes ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Naturellement, il y a aussi l'interprétation ésotérique, ils étaient parfaitement au courant de tout, en adeptes des mystères orientaux, et même le baiser sur le cul avait une signification initiatique.
– Expliquez-moi voir la signification initiatique du baiser sur le derrière, dit Diotallevi.
– Certains ésotéristes modernes estiment que les Templiers se référaient à des doctrines indiennes. Le baiser sur le cul aurait servi à réveiller le serpent Kundalinî, une force cosmique qui réside dans la racine de la colonne vertébrale, dans les glandes sexuelles, lequel, une fois réveillé, rejoint la glande pinéale...
– Celle de Descartes ?
– Je crois, et là il devrait ouvrir dans le front un troisième oeil, celui de la vision directe dans le temps et dans l'espace. Raison pour quoi on recherche encore le secret des Templiers.
– Philippe le Bel aurait dû brûler les ésotéristes modernes, pas ces pauvres diables.
– Oui, mais les ésotéristes modernes n'ont pas le sou.
– Mais voyez-moi ça, les histoires qu'il faut entendre, conclut Belbo. A présent je comprends pourquoi ces Templiers obsèdent tant de mes fous.
– Je crois que c'est un peu votre histoire de l'autre soir. Toutes leurs vicissitudes ne sont qu'un syllogisme contourné. Comporte-toi en stupide et tu deviendras impénétrable pour l'éternité. Abracadabra, Manel Tekel Pharès, Papè Satan Papè Satan Aleppè, le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui, chaque fois qu'un poète, un prédicateur, un chef, un mage ont émis d'insignifiants borborygmes, l'humanité met des siècles à déchiffrer leur message. Les Templiers restent indéchiffrables à cause de leur confusion mentale. C'est pour ça que tant de gens les vénèrent.
– Explication positiviste, dit Diotallevi.
– Oui, dis-je, sans doute suis-je un positiviste. Avec une bonne opération chirurgicale à la glande pinéale, les Templiers auraient pu devenir des Hospitaliers, autrement dit des gens normaux. La guerre corrompt les circuits cérébraux, ce doit être le bruit des canonnades, ou du feu grégeois.... Voyez les généraux. »
Il était une heure du matin. Diotallevi, soûlé par son tonique sans alcool, dodelinait. Nous nous saluâmes. Je m'étais amusé. Et eux aussi. Nous ne savions pas encore que nous commencions à jouer avec le feu grégeois, qui brûle, et consume.
– 15 –
Erars de Syverey me dist : « Sire, se vous cuidiés que je ne mi hoir n'eussions reprouvier, je vous iroie querre secours au conte d'Anjou, que je voi là en mi les chans. » Et je li dis : « Messires Erars, il me semble que vous feriés vostre grant honour, se vous nous aliés querre aide pour nos vies sauver, car la vostre est bien en avanture. »
JOINVILLE, Histoire de Saint Louis, 46, 226.
Après la journée des Templiers, je n'eus avec Belbo que des conversations fugaces au bar, où je me rendais de plus en plus rarement, car je travaillais à ma thèse.
Un jour il y avait un grand cortège contre les complots néo-fascistes, qui devait partir de l'université, et auquel avaient été invités, comme cela se faisait alors, tous les intellectuels antifascistes. Fastueux déploiement de police, mais il semblait que l'accord fût de laisser courir. Typique de ces temps-là : cortège non autorisé, mais si rien de grave ne se passait, la force publique se contenterait de regarder et de contrôler (à l'époque les compromis territoriaux étaient nombreux) que la gauche ne transgresse aucune des frontières idéales qui avaient été tracées dans le centre de Milan. A l'intérieur d'une aire délimitée se déployait la contestation, au-delà du largo Augusto et dans toute la zone de la piazza San Babila stationnaient les fascistes. Si quelqu'un passait la frontière, c'était l'incident, mais pour le reste il ne se passait rien, comme entre dompteur et lion. Nous croyons d'ordinaire que le dompteur est assailli par le lion, très féroce, et qu'ensuite il le dompte en levant haut son fouet ou en tirant un coup de pistolet. Erreur : le lion est déjà rassasié et drogué lorsqu'il entre dans la cage et il ne désire agresser personne. Comme tous les animaux, il a une aire de sécurité, au-delà de quoi il peut arriver ce que vous voulez, et lui se tient tranquille. Quand le dompteur met le pied dans l'aire du lion, le lion rugit; alors le dompteur lève son fouet, mais en réalité il recule d'un pas (comme s'il allait prendre son élan pour faire un bond en avant), et le lion se calme. Une révolution simulée doit avoir ses règles propres.