J'étais allé au défilé, mais je ne m'étais pas placé dans l'un des groupes. Je me tenais sur les bords, piazza Santo Stefano, où circulaient journalistes, conseillers éditoriaux, artistes venus manifester leur solidarité. Le bar Pilade au complet.
Je me trouvai à côté de Belbo. Il était avec une femme que j'avais souvent vue au bar près de lui, et je pensais qu'il s'agissait de sa compagne (elle disparut plus tard – je sais même à cause de quoi maintenant, pour avoir lu l'histoire dans le file sur le docteur Wagner).
« Vous aussi ? demandai-je.
– Que voulez-vous, sourit-il embarrassé. Il faut bien sauver son âme. Crede firmiter et pecca fortiter. Elle ne vous rappelle rien, cette scène ? »
Je regardai autour de moi. C'était un après-midi de soleil, un de ces jours où Milan est belle, avec les façades jaunes des maisons et un ciel doucement métallique. En face de nous, la police : cataphractaire dans ses heaumes et ses boucliers de plastique, qui paraissaient renvoyer des lueurs d'acier, tandis qu'un commissaire en civil, mais ceint d'un tricolore criard, caracolait sur toute la longueur du front de ses troupes. Je regardai derrière moi, la tête du défilé : la foule bougeait, mais en marquant le pas, les rangs étaient ordonnés mais irréguliers, presque serpentineux, la masse semblait hérissée de piques, étendards, banderoles, bâtons. Des formations impatientes entonnaient par moments des slogans rythmés ; sur les flancs du défilé caracolaient les katangais, avec des foulards rouges sur le visage, des chemises multicolores, des ceintures cloutées sur leurs jeans qui avaient connu toutes les pluies et tous les soleils ; même les armes de fortune qu'ils empoignaient, masquées par des drapeaux enroulés, apparaissaient comme des éléments d'une palette, je pensai à Dufy et à son allégresse. Par association, de Dufy je passai à Guillaume Dufay. J'eus l'impression de vivre dans une miniature, j'entrevis au milieu de la petite foule, de chaque côté des troupes, quelques dames, androgynes, qui attendaient la grande fête de prouesse qui leur avait été promise. Mais tout me traversa l'esprit en un éclair, je sentis que je revivais une autre expérience, mais sans la reconnaître.
« N'est-ce pas la prise d'Ascalon ? demanda Belbo.
– Par le seigneur saint Jacques, mon bon seigneur, lui dis-je, c'est vraiment l'estour des croisés ! Je tiens pour assuré que ce soir certains d'entre eux sièges auront en paradis !
– Oui, dit Belbo, mais le problème est de savoir de quel côté se trouvent les Sarrasins.
– La police est teutonique, observai-je, à telle enseigne que nous, nous pourrions être les hordes d'Alexandre Nevski, mais je confonds sans doute mes textes. Regardez là-bas ce groupe, ce doivent être les amés et féaux du comte d'Artois, ils frémissent de livrer bataille, car ils ne peuvent supporter l'outrage et déjà se dirigent vers le front ennemi, et le provoquent avec des cris de menace ! »
Ce fut à ce moment-là qu'arriva l'incident. Je ne me souviens pas bien, le défilé avait avancé, un groupe d'activistes, avec des chaînes et des passe-montagnes, avait commencé à forcer les formations de la police pour se diriger vers la piazza San Babila, en lançant des slogans agressifs. Le lion se déplaça, et avec une certaine détermination. Le premier rang de la formation s'ouvrit et apparurent les lances à eau. Des avant-postes du défilé partirent les premières billes, les premières pierres, un groupe de policiers s'élança, décidé, frappant avec violence, et le défilé se mit à ondoyer. A cet instant, au loin, vers le fond de la via Laghetto, on entendit une détonation. Ce n'était peut-être que l'éclatement d'un pneu, peut-être un pétard, peut-être un vrai coup de pistolet d'avertissement de la part de ces groupes qui, d'ici quelques années, utiliseraient régulièrement le P 38.
Ce fut la panique. La police commença à montrer les armes, on entendit les sonneries de trompette de la charge, le défilé se divisa entre les pugnaces, qui acceptaient le combat, et les autres, qui considéraient leur devoir terminé. Je me pris à fuir par la via Larga, avec la peur folle d'être atteint par n'importe quel corps contondant, manoeuvré par n'importe qui. Soudain, je me trouvai à côté de Belbo et de sa compagne. Ils couraient assez vite, mais sans panique.
Au coin de la via Rastrelli, Belbo me saisit par un bras : « Par ici, jeune homme », me dit-il. Je tentai de demander pourquoi, via Larga m'avait l'air plus confortable et habitée, et je fus pris de claustrophobie dans le dédale de venelles, entre la via Pecorari et l'archevêché. Il me semblait que, là où Belbo m'emmenait, il me serait plus difficile de me camoufler si la police, d'un lieu quelconque, avançait sur nous. Il me fit signe de me taire, tourna deux ou trois coins de rues, décéléra graduellement, et nous nous retrouvâmes en train de marcher, sans courir, juste derrière le Dôme, où la circulation était normale et où ne parvenaient pas les échos de la bataille qui se déroulait à moins de deux cents mètres. Toujours en silence, nous contournâmes le Dôme, et nous tombâmes devant la façade, du côté de la Galerie. Belbo acheta un sachet de graines et se mit à nourrir les pigeons avec une séraphique gaieté. Nous étions complètement fondus dans la foule du samedi, Belbo et moi en veste et cravate, la femme en uniforme de dame milanaise, un gros pull ras du cou et un rang de perles, qu'elles fussent de culture ou pas. Belbo me la présenta : « C'est Sandra, vous vous connaissez ?
– De vue. Salut.
– Vous voyez, Casaubon, me dit alors Belbo, on ne s'enfuit jamais en ligne droite. Sur l'exemple des Savoie à Turin, Napoléon III a fait éventrer Paris, transformant la ville en un réseau de boulevards, que tout le monde admire comme un chef-d'œuvre de science urbaine. Mais les voies droites servent à mieux contrôler les foules en révolte. Quand cela est possible, voyez les Champs-Élysées, il faut que même les rues latérales soient larges et droites. Quand on ne l'a pas pu, comme dans les ruelles du Quartier latin, alors c'est là que Mai 68 a donné le meilleur de lui-même. Lorsqu'on s'enfuit on entre dans les venelles. Aucune force publique ne peut toutes les contrôler, et les policiers mêmes n'y pénètrent pas sans crainte en groupes isolés. Si vous en rencontrez deux tout seuls, ils ont plus peur que vous, et, d'un commun accord, vous vous mettez à fuir dans des directions opposées. Lorsqu'on participe à un rassemblement de masse, si on ne connaît pas bien la zone, la veille on fait une reconnaissance des lieux, et puis on se place à l'endroit d'où partent les petites rues.