– Vous avez suivi un cours en Bolivie ?
– Les techniques de survie s'apprennent seulement quand on est enfant, à moins qu'adulte on ne s'enrôle dans les Bérets rouges. Moi j'ai passé une sale époque, celle de la guerre des partisans, à *** », et il me nomma un bourg entre Montferrat et les Langhe. « Évacués de la ville en 1943, un calcul admirable : le bon coin et la bonne époque pour profiter de tout, les rafles, les SS, les fusillades sur les routes... Je me rappelle un soir, je grimpais sur la colline pour aller chercher du lait frais dans une ferme, et j'entends un bruit au-dessus de ma tête, entre les cimes des arbres : frr, frr. Je me rends compte que d'une colline éloignée, devant moi, ils sont en train de mitrailler la ligne du chemin de fer, qui est en aval, derrière moi. Le premier mouvement est de fuir, ou de se jeter à terre. Moi je commets une erreur, je cours vers la vallée, et à un certain point j'entends dans les champs autour de moi un tchiacc tchiacc tchiacc. C'étaient les tirs trop courts, qui tombaient avant d'arriver à la voie ferrée. Je comprends que s'ils tirent de l'amont, très en haut, loin vers la vallée, il faut s'enfuir en montant : plus vous montez, plus les projectiles vous passent haut au-dessus de la tête. Ma grand-mère, pendant un échange de coups de feu entre fascistes et partisans qui s'affrontaient des deux bouts d'un champ de maïs, eut une idée sublime : puisque de quelque côté qu'elle se fût enfuie elle risquait de ramasser une balle perdue, elle s'est jetée à terre au milieu du champ, juste entre les deux lignes de tir. Elle est restée dix minutes comme ça, face contre terre, en espérant qu'une des deux bandes n'avancerait pas trop. Ça lui a réussi. Vous voyez, quand quelqu'un apprend ces choses-là dans un âge tendre, elles restent dans ses circuits nerveux.
– Ainsi vous avez fait la Résistance, comme on dit.
– En spectateur », dit-il. Et je perçus un léger embarras dans sa voix. « En 43, j'avais onze ans ; à la fin de la guerre, j'en avais à peine treize. Trop tôt pour prendre parti, assez tôt pour tout suivre, avec une attention que je qualifierai de photographique. Mais que pouvais-je faire ? Je restais là à regarder. Et à m'enfuir, comme aujourd'hui.
– Maintenant vous pourriez raconter, au lieu de corriger les livres des autres.
– Tout a déjà été raconté, Casaubon. Si à l'époque j'avais eu vingt ans, vers les années cinquante j'aurais donné dans la poésie de la mémoire. Heureusement, je suis né trop tard, quand j'aurais pu écrire il ne me restait plus qu'à lire les livres déjà écrits. Par ailleurs, j'aurais pu aussi finir avec une balle dans la tête, sur la colline.
– De quel côté ? demandai-je, puis je me sentis gêné. Pardon, c'était une boutade.
– Non, ce n'était pas une boutade. Bien sûr, aujourd'hui je le sais, mais je le sais aujourd'hui. Le savais-je alors ? Vous savez qu'on peut être hanté par le remords toute sa vie, non pas pour avoir choisi l'erreur, dont au moins on peut se repentir, mais pour s'être trouvé dans l'impossibilité de se prouver à soi-même qu'on n'aurait pas choisi l'erreur... Moi j'ai été un traître potentiel. Quel droit aurais-je désormais d'écrire quelque vérité que ce soit et de l'enseigner aux autres ?
– Excusez, dis-je, mais potentiellement vous pouviez aussi devenir Jack l'Éventreur, or vous ne l'êtes pas devenu. C'est de la névrose. Ou est-ce que votre remords s'appuie sur des indices concrets ?
– Qu'est-ce qu'un indice dans ce genre de choses ? Et à propos de névrose, ce soir il y a un dîner avec le docteur Wagner. Je vais prendre un taxi piazza della Scala. On y va, Sandra ?
– Le docteur Wagner ? demandai-je, tout en les saluant. En personne ?
– Oui, il est à Milan pour quelques jours et je vais peut-être le convaincre de nous donner un de ses essais inédits pour en faire un petit volume. Ce serait un beau coup. »
A cette époque Belbo était donc déjà en contact avec le docteur Wagner. Je me demande si ce fut ce soir-là que Wagner (prononcer Wagnère) psychanalysa Belbo gratis, et sans qu'aucun des deux le sût. Ou peut-être est-ce arrivé après.
En tout cas, ce fut la première fois, ce jour-là, que Belbo toucha deux mots de son enfance à ***. Curieux que ce fût le récit de certaines fuites – presque glorieuses, dans la gloire du souvenir, et qui, pourtant, réaffleuraient à sa mémoire après que, avec moi mais devant moi, sans gloire, mais avec sagesse, de nouveau il s'était enfui.
– 16 –
Ensuite, frère Étienne de Provins, amené en présence desdits seigneurs commissaires et interrogé par eux s'il voulait défendre l'Ordre, dit qu'il ne voulait pas, et que si les maîtres voulaient le défendre, qu'ils le fassent, mais lui avant l'arrestation avait été dans l'Ordre pendant neuf mois seulement.
Déposition du 27.11.1309.
J'avais trouvé sur Aboulafia le récit d'autres fuites. Et j'y songeais l'autre soir dans le périscope, tandis que dans le noir je percevais une succession de bruissements, craquements, grincements – et je me disais de garder mon calme, car c'était la manière dont les musées, les bibliothèques, les antiques palais parlent dans leur barbe, la nuit, ce ne sont que de vieilles armoires qui cherchent leur équilibre, des corniches qui réagissent à l'humidité vespérale, des plâtres qui s'écaillent, avares, un millimètre par siècle, des murailles qui bâillent. Tu ne peux t'enfuir, me disais-je, parce que tu es justement ici pour savoir ce qui est arrivé à quelqu'un qui a cherché de mettre fin à une série de fuites par un acte de courage insensé (ou désespéré), peut-être pour accélérer cette rencontre tant de fois renvoyée avec la vérité.
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Je me suis enfui devant une charge de police ou de nouveau devant l'histoire ? Et c'est différent ? Je suis allé au défilé par choix moral ou pour me mettre encore une fois à l'épreuve devant l'Occasion ? D'accord, j'ai manqué les grandes occasions parce que j'arrivais trop tôt, ou trop tard, mais la faute en était à l'état civil. J'aurais voulu être dans ce pré pour tirer, même au risque de toucher ma grand-mère. Je n'étais pas absent par lâcheté, mais à cause de mon âge. D'accord. Et au défilé ? J'ai fui de nouveau pour des raisons de génération, ce combat ne me regardait pas. Mais j'aurais pu risquer, même sans enthousiasme, pour prouver qu'alors, dans le pré, j'aurais su choisir. Cela a-t-il un sens de choisir la mauvaise Occasion pour se convaincre qu'on aurait choisi la bonne Occasion ? Qui sait combien de ceux qui aujourd'hui ont accepté l'affrontement ont agi ainsi. Mais une fausse occasion n'est pas la bonne Occasion.
Peut-on être veule parce que le courage des autres vous paraît disproportionné à la vacuité des circonstances ? Alors la sagesse rend veule. Et on manque donc la bonne Occasion quand on passe sa vie à guetter l'Occasion et à y réfléchir. L'Occasion, on la choisit d'instinct, et sur le moment tu ne sais pas que c'est l'Occasion. Peut-être l'ai-je saisie une fois et je ne l'ai jamais su ? Comment peut-on toujours se sentir visé et lâche simplement parce qu'on est né dans la mauvaise décennie ? Réponse : tu te sens lâche parce qu'une fois tu as été lâche.
Et si cette fois-là aussi tu avais évité l'Occasion parce que tu la sentais inadéquate ?
Décrire la maison de ***, isolée sur la colline au milieu des vignes – ne dit-on pas les collines en forme de mamelles ? – et puis la route qui menait à l'orée du bourg, à l'entrée de la dernière allée habitée – ou la première (certes tu ne le sauras jamais si tu ne choisis pas le point de vue). Le petit réfugié qui abandonne le cocon familial et pénètre dans l'habitat tentaculaire, le long de l'allée côtoie et, envieux, redoute le Sentier.