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Le Sentier était le lieu de rassemblement de la bande du Sentier. Petits gars de la campagne, sales, gueulards. J'étais trop citadin, mieux valait les éviter. Mais pour rejoindre la place, et le kiosque, et la papeterie, à moins de tenter un périple presque équatorial et peu digne, il ne restait plus qu'à passer par le Canaletto. Les gars du Sentier étaient de petits gentilshommes par rapport à ceux de la bande du Canaletto, du nom d'un ex-torrent devenu puant canal d'écoulement, qui traversait encore la partie la plus pauvre de l'agglomération. Ceux du Canaletto étaient vraiment crasseux, sous-prolétaires et violents.

Ceux du Sentier ne pouvaient pas traverser la zone du Canaletto sans être assaillis et frappés. Au début, je ne savais pas que j'étais du Sentier, j'étais à peine arrivé, mais ceux du Canaletto m'avaient déjà identifié comme ennemi. Je passais dans leurs parages avec un illustré ouvert devant les yeux, je marchais en lisant, et eux me repérèrent. Je me mis à courir, et eux à mes trousses me lancèrent des cailloux, dont un traversa l'illustré, que je continuais à tenir ouvert devant moi tout en courant, pour me donner une contenance. Je sauvai ma vie mais perdis mon illustré. Le lendemain, je décidai de m'enrôler dans la bande du Sentier.

Je me présentai à leur sanhédrin, accueilli par des ricanements. A cette époque j'avais beaucoup de cheveux, naturellement dressés sur la tête, comme dans la réclame des crayons Presbitero. Les modèles que m'offraient le cinéma, la publicité, la promenade du dimanche après la messe, étaient des jeunes hommes à veste croisée aux épaules larges, petites moustaches et cheveux pommadés adhérant au crâne, luisants. La coiffure en arrière s'appelait alors, dans le peuple, la mascagna. Je voulais la mascagna. J'achetais sur la place du marché, le lundi, pour des sommes dérisoires par rapport à la situation de la Bourse des valeurs, mais énormes pour moi, des boîtes de brillantine rêche comme du miel en rayon, et je passais des heures à me l'enduire sur les cheveux jusqu'à les laminer ainsi qu'une seule calotte de plomb, un bonnet papal. Puis je mettais un filet pour les garder comprimés. Ceux du Sentier m'avaient déjà vu passer avec le filet, et ils avaient lancé des quolibets dans leur très âpre dialecte, que je comprenais mais ne parlais pas. Ce jour-là, après être resté deux heures chez moi avec le filet, je l'enlevai, vérifiai l'effet superbe dans le miroir, et m'acheminai pour rencontrer ceux à qui j'allais jurer fidélité. Je m'approchai d'eux quand désormais la brillantine du marché avait terminé son office glutineux, et que mes cheveux commençaient à se remettre en position verticale, mais au ralenti. Enthousiasme de ceux du Sentier, en cercle autour de moi, qui se donnaient des coups de coude. Je demandai d'être admis.

Malheureusement, je m'exprimais en italien : j'étais un marginal. Le chef s'avança, Martinetti, qui alors me sembla se dresser comme une tour, flamboyant avec ses pieds nus. Il décida que j'aurais à subir cent coups de pied dans le derrière. Peut-être devaient-ils réveiller le serpent Kundalinî. J'acceptai. Je me mis contre le mur, tenu aux bras par deux adjudants, et je subis cent coups de pied nu. Martinetti accomplissait sa tâche avec force, avec entrain, avec méthode, frappant de plante et non de pointe, pour ne pas se faire mal aux orteils. Le chœur des bandits rythmait le rite. Ils comptaient en dialecte. Ensuite ils décidèrent de m'enfermer dans un clapier, pendant une demi-heure, tandis qu'eux s'entretenaient dans leur parler guttural. Ils me firent sortir quand je me plaignis d'un fourmillement aux jambes. J'étais fier parce que j'avais su me conformer à la liturgie sauvage d'un groupe sauvage, avec dignité J'étais un homme appelé cheval.

En ces temps-là, il y avait à *** les chevaliers teutoniques, pas très vigilants parce que les partisans ne s'étaient pas encore manifestés – nous étions vers la fin 43, ou au tout début 44. Une de nos premières gestes fut de nous introduire dans une baraque, tandis que certains d'entre nous faisaient la cour au soldat de garde, un grand Lombard qui mangeait un énorme sandwich au saucisson et – nous sembla-t-il : nous en fûmes horripilés – à la confiture. L'équipe de diversion flattait l'Allemand, louant ses armes, et nous autres, dans la baraque (pénétrable par l'arrière, délabré) nous volions quelques pains de T.N.T. Je ne crois pas que par la suite on ait jamais utilisé le T.N.T., mais il se serait agi, selon les plans de Martinetti, de le faire exploser en pleine campagne, dans un but pyrotechnique, et avec des méthodes qu'à présent je sais très grossières et impropres. Plus tard, aux Allemands succédèrent ceux de la dixième patrouille antisubmersibles, la Decima Mas, qui constituèrent un poste de contrôle le long du fleuve, juste au carrefour où, à six heures du soir, les filles du collège de Marie Auxiliatrice descendaient de l'allée. Il s'agissait de convaincre ceux de la Decima (ils ne devaient pas avoir plus de dix-huit ans) de lier des grenades allemandes pour en faire un bouquet, de celles qui avaient un long manche, et de les dégoupiller pour les faire exploser à ras de l'eau au moment précis où arrivaient les filles. Martinetti savait bien ce qu'il fallait faire, et comment calculer les temps. Il l'expliquait aux antisubmersibles, et l'effet était prodigieux une colonne d'eau s'élevait sur la grève, au milieu d'un tonnerre fracassant, au moment précis où les filles tournaient le coin de l'allée. Fuite générale dans des cris perçants, et nous et les antisubmersibles de nous bidonner. Ils s'en souviendraient de ces jours de gloire, après le bûcher de Molay, les rescapés du camp de concentration de Coltano où on avait enfermé les vaincus de la République de Salô.

Le grand amusement des gars du Sentier était de ramasser les douilles et le matériel varié qui, après le 8 septembre, ne manquaient pas : vieux casques, gibernes, musettes, parfois des balles vierges. Pour utiliser une balle encore bonne, on procédait ainsi : en tenant la douille dans la main, on introduisait le projectile dans le trou d'une serrure, et on faisait force; la balle sortait et allait rejoindre la collection spéciale. On vidait la douille de la poudre (il s'agissait parfois de fines lamelles de balistite), qu'on disposait ensuite en des formes serpentines, à quoi on mettait le feu. La douille, d'autant plus prisée si l'amorce était intacte, venait enrichir l'Armée. Le bon collectionneur en avait beaucoup, et les alignait selon leur facture, leur couleur, leur forme et hauteur. Il y avait les divisions de fantassins, les douilles du mitra et du sten, fusils mitrailleurs, puis les porte-étendards et les chevaliers – mousqueton à baïonnette, fusil quatre-vingt-onze (le Garand à répétition nous le verrions seulement avec les Américains) – et, aspiration suprême, grands maîtres dominateurs, les douilles de mitrailleuse.

Alors que nous étions absorbés par ces jeux de paix, un soir Martinetti nous dit que l'heure était venue. Le cartel avait été envoyé à la bande du Canaletto, qui releva le défi. Le combat était prévu en territoire neutre, derrière la gare. Le soir même, à neuf heures.

Ce fut une fin d'après-midi, estivale et accablée, de grande excitation. Chacun de nous se prépara avec les dépouilles paraphernales les plus terrorisantes, cherchant des morceaux de bois qui pussent être agilement empoignés, remplissant ses gibernes et sa musette de cailloux de différente grosseur. Quelqu'un, de la bretelle d'un mousqueton, s'était fait un fouet, redoutable entre les mains de qui le maniait avec résolution. Au moins, en ces heures vespérales, nous sentions-nous tous des héros, moi plus que tous. C'était l'excitation avant l'assaut, âcre, douloureuse, splendide – adieu ma belle adieu, rude, douce peine d'être un homme d'armes, nous allions immoler notre jeunesse, comme on nous l'avait enseigné à l'école avant le 8 septembre.

Le plan de Martinetti était sagace : nous traverserions plus au nord le talus de la voie ferrée, contre toute attente, les prenant par-derrière, et déjà pratiquement vainqueurs. Puis assaut décidé, et point de quartier.