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C'est ainsi qu'au crépuscule nous coupâmes l'escarpement du talus, progressant péniblement par raidillons et pentes abruptes, chargés que nous étions de pierres et de gourdins. A pic sur l'escarpement, nous les vîmes, déjà à l'affût derrière les latrines de la gare. Ils nous virent parce qu'ils regardaient vers le haut, soupçonnant que nous arriverions de ce côté-là. Il ne restait plus qu'à descendre sans leur laisser le temps de s'étonner de l'évidence de notre manoeuvre.

Personne ne nous avait pourvus de gnôle avant l'assaut, mais nous nous précipitâmes également, en hurlant. Et l'événement eut lieu à cent mètres de la gare. Là commençaient à s'élever les premières maisons qui, encore que dispersées, formaient déjà un réseau de ruelles. Il se passa que le groupe le plus hardi se jeta en avant, sans peur, tandis que moi et – par chance pour moi – quelques autres, nous ralentîmes notre allure et nous postâmes derrière les angles des maisons, observant de loin.

Si Martinetti nous avait organisés en avant-garde et arrière-garde, nous aurions fait notre devoir, mais ce fut une sorte de distribution spontanée. Ceux qui avaient de l'estomac en avant, ceux qui avaient les foies en arrière. Et depuis notre planque, la mienne plus reculée que celle des autres, nous observâmes l'engagement. Qui n'eut pas lieu.

Arrivés à quelques mètres les uns des autres, les deux groupes se firent front, en grinçant des dents, puis les chefs s'avancèrent et se mirent à parlementer. Ce fut un Yalta, ils décidèrent de se partager les zones d'influence et de respecter les passages occasionnels, comme il advenait entre chrétiens et musulmans en Terre sainte. La solidarité entre les deux chevaleries l'emporta sur l'inéluctable de la bataille. Chacun avait donné bonne preuve de soi. En bonne harmonie ils se retirèrent sur deux bandes de terrain opposées. En bonne harmonie les bandes se retirèrent sur deux bandes de terrain opposées. Ils se retirèrent sur deux côtés opposés.

A présent je me dis que je ne suis pas allé à l'attaque parce que j'avais envie de rire. Mais à l'époque je ne me le dis pas. Je me sentis lâche et c'est tout.

A présent, plus lâchement encore, je me dis que si je m'étais jeté en avant avec les autres, je n'aurais rien risqué, et j'aurais mieux vécu les années à venir. J'ai manqué l'Occasion, à douze ans. Comme manquer l'érection la première fois, c'est l'impuissance pour toute la vie.

Un mois après, quand, pour un franchissement de frontière fortuit, le Sentier et le Canaletto se trouvèrent face à face dans un champ, et que commencèrent à voler des mottes de terre, peut-être rassuré par la dynamique de l'événement passé ou aspirant au martyre, je m'exposai en première ligne. Ce ne furent pas des volées de pierres sanglantes, sauf pour moi. Une motte, qui évidemment cachait un cœur de pierre, m'atteignit à la lèvre et la fendit. Je m'enfuis en pleurant à la maison, et ma mère dut jouer de la pince à épiler pour m'enlever la terre de la fente qui s'était formée à l'intérieur de ma bouche. Le fait est qu'il m'est resté un nodule, qui correspond à la canine droite inférieure, et, quand je fais passer ma langue dessus, je sens une vibration, un frisson.

Cependant ce nodule ne m'absout pas, parce que je me le suis procuré par inconscience, non par courage. Je passe ma langue contre mes lèvres, et que fais-je ? J'écris. Mais la mauvaise littérature ne rachète pas.

Après la journée du défilé, je ne vis plus Belbo pendant environ un an. J'étais tombé amoureux d'Amparo et je n'allais plus chez Pilade, ou bien les rares fois que j'y étais passé avec Amparo, Belbo n'y était pas. Et Amparo n'aimait pas ce lieu. Sa rigueur morale et politique – qui n'avait d'égale que sa grâce, et sa splendide fierté – lui faisait sentir Pilade comme un club pour dandys démocratiques, et le dandysme démocratique était pour elle une des trames, la plus subtile, du complot capitaliste. Ce fut une année de grand engagement, de grand sérieux et de grande douceur. Je travaillais avec goût mais avec calme à ma thèse.

Un jour, je rencontrai Belbo au bord des Navigli, pas très loin de chez Garamond. « Tiens tiens, me dit-il avec joie, mon Templier préféré! On vient de m'offrir un distillat d'inénarrable vétusté. Pourquoi ne faites-vous pas un saut en haut, chez moi ? J'ai des verres en papier et l'après-midi libre.

– C'est un zeugme, observai-je.

– Non, un bourbon mis en bouteille, je crois, avant la chute d'Alamo. »

Je le suivis. Mais nous avions à peine commencé de déguster que Gudrun entra et vint annoncer qu'il y avait un monsieur. Belbo se frappa au front. Il avait oublié ce rendez-vous, mais le hasard a le goût du complot, me dit-il. S'il avait bien compris, ce type voulait présenter un livre qui concernait aussi les Templiers. « Je l'expédie tout de suite, dit-il, mais soutenez-moi avec des objections subtiles. »

Cela avait été certainement un hasard. Et c'est ainsi que je fus pris dans les mailles du filet.

– 17 –

Ainsi disparurent les chevaliers du Temple avec leur secret dans l'ombre duquel palpitait un bel espoir de la cité terrestre. Mais l'Abstrait auquel était enchaîné leur effort poursuivit dans les régions inconnues sa vie inaccessible... et plus d'une fois, au cours des temps, il laissa fluer son inspiration en des esprits capables de l'accueillir.

Victor Émile MICHELET, Le secret de la Chevalerie, 1930, 2.

Il avait une tête des années Quarante. A en juger d'après les vieilles revues que j'avais trouvées dans la cave de notre maison, ils avaient tous une tête de ce genre dans les années Quarante. Ce devait être la faim des temps de guerre : elle creusait le visage sous les pommettes et rendait l'œil vaguement fiévreux. C'était une tête que j'avais vue dans les scènes de peloton d'exécution, du côté du mur et du côté des fusils. En ces temps-là, des hommes avec la même tête se fusillaient entre eux.

Notre visiteur portait un complet bleu avec une chemise blanche et une cravate gris perle, et d'instinct je me demandai pourquoi il s'était mis en civil. Ses cheveux, d'une couleur noire peu naturelle, étaient tirés en arrière le long des tempes en deux bandes pommadées, avec mesure cependant, et laissaient au sommet du crâne, brillant, une calvitie sillonnée de rayures fines et régulières comme des fils de télégraphe, qui filaient à vue du haut du front. Le visage était bronzé, marqué, et pas seulement par les rides – explicitement coloniales. Une cicatrice pâle lui traversait la joue gauche, de la lèvre à l'oreille, et comme il portait des moustaches noires et longues, à la Adolphe Menjou, sa moustache gauche en était imperceptiblement entaillée là où, sur moins d'un millimètre, la peau s'était ouverte et puis refermée. Mensur ou blessure par balle en séton ?

Il se présenta : colonel Ardenti, tendit la main à Belbo, me fit un simple signe de la tête quand Belbo me désigna comme son collaborateur. Il s'assit, croisa les jambes, tira ses pantalons sur le genou, découvrant deux chaussettes amarante – courtes.

« Colonel... en activité ? » demanda Belbo.

Ardenti découvrit quelques prothèses de prix : « Disons à la retraite. Ou, si vous voulez, de réserve. On ne le dirait peut-être pas, mais je suis un homme âgé.

– On ne dirait pas, dit Belbo.

– Et pourtant j'ai fait quatre guerres.

– Alors vous avez dû commencer avec Garibaldi.

– Non. Lieutenant, volontaire, en Ethiopie. Capitaine, volontaire, en Espagne. Commandant, de nouveau en Afrique, jusqu'à l'abandon du quatrième rivage. Médaille d'argent. En 43... disons que j'ai choisi le côté des vaincus : et j'ai tout perdu, fors l'honneur. J'ai eu le courage de recommencer du début. Légion étrangère. École de hardiesse. En 46, sergent, en 58, colonel, avec Massu. Toujours le côté perdant. Avec l'arrivée au pouvoir du sinistre de Gaulle, je me suis retiré et je suis allé vivre en France. J'avais noué de bonnes connaissances à Alger et j'ai installé une entreprise d'import-export, à Marseille. Cette fois-là, j'ai choisi le côté gagnant, je crois, étant donné que maintenant je vis de mes rentes, et que je peux m'occuper de mon hobby– on dit comme ça, aujourd'hui, n'est-ce pas ? Et, au cours de ces dernières années, j'ai rédigé les résultats de mes recherches. Voici... » Il tira d'une serviette de cuir un classeur volumineux, qui alors me sembla rouge.